Des palais dans la jungle ? L’utilité et le prestige des laboratoires tropicaux belges

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Après la reprise de l’État Indépendant par la Belgique, le Congo fut rapidement parsemé de laboratoires. La fièvre de construction du ministère des Colonies amena le bactériologue Jacques Schwetz à déplorer que « le mot laboratoire était tellement employé au Congo que son contenu en était devenu trivial.[2] L’administration belge considérait clairement les laboratoires comme indispensables à la mise en place d’une solide politique coloniale. Mais à côté des intérêts politiques jouait une autre motivation : le prestige !


Temples tropicaux


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Le nouveau laboratoire de Léopoldville était de loin un des plus beaux et des mieux équipés de tous les instituts bactériologiques du Congo. Source : Archives africaines, Fonds RACBGG, (512): Laboratoire de bactériologie de Bact/chimie de Léo.

Les laboratoires, ça en met plein la vue. C’est ce qu’a dû penser le Ministre des Colonies lorsqu’il ordonna, dans les années 30, la construction d’un nouveau laboratoire bactériologique à Léopoldville. Et en effet, avec sa façade immaculée, longue de soixante mètres de long, dotée de trois nefs ; avec son majestueux jardin avant en arc de cercle ; et avec son chemin d’accès rectiligne, le nouveau bâtiment était un vrai joyau architectural.


L’établissement, dont le titre majestueux d’« Institut Princesse Astrid » rehaussait encore le prestige, répondait parfaitement aux ambitions des décideurs politiques belges : garantir un travail confortable et efficace, mais aussi susciter l’admiration. Ainsi, le ministre s’assura que l’inauguration solennelle de ce temple des sciences fût une vaste ‘manifestation scientifique’, notamment en invitant de nombreuses notabilités étrangères. Le directeur du laboratoire lui-même trouvait aussi que l’« aspect impeccable » de l’Institut le rendait « agréable à montrer à des visiteurs étrangers ».[3]


Dans d’autres villes de la colonie, le prestige était aussi un souci dans les sujets de construction. Ainsi, l’administration décida de tourner la façade du nouveau complexe médical d’Élisabethville vers la rue – à l’inverse de l’ancien laboratoire, situé loin de toute voie publique. « Ceci ne peut être qu’avantageux au point de vue accès et prestige »[4], pensait-on. De même, lorsque l’Institut de Médecine Tropicale d’Anvers souhaita établir une station de recherche biologique au cœur du Congo, la réaction positive du ministre n’était, de toute évidence, pas seulement animée par le souci de progrès scientifique : « La création d’une station biologique au centre de l’Afrique, en colonie belge, ouvrira des nouveaux champs d’activité à la recherche scientifique pure et sera de nature à renforcer encore le bon renom de notre œuvre coloniale dans le domaine international. »[5] Le prestige international ne pouvait que servir la Belgique, songeait le ministre. D’autant que le voisin français s’efforçait à cette époque de promouvoir l’exercice de la recherche fondamentale dans son propre domaine africain. Le plus important au vu des circonstances, concluait le ministre, était de faire plus tôt et mieux que les Français.


Photos sur papier glacé


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Salle pour les analyses bactériologiques (vers 1932). Source : Archives africaines, Fonds RACBGG, (512): Laboratoire de bactériologie de Bact/chimie de Léo.

Pour qui ne pouvait venir admirer les laboratoires tropicaux sur place, il y avait d’autres possibilités pour approcher cette grandeur. Les brochures de recrutement du ministère étaient toujours pourvues de photographies sur papier glacé du magnifique Institut Princesse Astrid de Léopoldville, ainsi que d’autres scènes de laboratoire.


Les portes du laboratoire tropical était aussi ouvertes au grand public. Lors des expositions universelles organisées en Belgique, largement visitées par des officiels et des têtes couronnées venus de l'étranger, les pavillons congolais accueillaient toujours une partie consacrée à l’entreprise médicale des Belges sous l’Équateur. Dans ce cas, c’étaient surtout les produits des laboratoires qui étaient triomphalement exhibés. Les tableaux et les cartes présentant des données relatives aux maladies et aux institutions de soins médicaux démontraient la nature humanitaire de la colonie.


Mais les visiteurs pouvaient aussi se pâmer d’admiration devant les photographies d’intérieur de laboratoire. Ainsi, les parois du pavillon colonial de l’Exposition Universelle de Bruxelles de 1935 étaient ornés de grandes illustrations des locaux destinés aux travaux de parasitologie, de bactériologie et d’hygiène de l’Institut de Léopoldville. Ils mettaient en valeur le rayonnement des efforts médicaux des Belges sous les tropiques.


D’utiles fleurons


Les laboratoires médicaux étaient présentés comme le summum de l’ingéniosité scientifique, le symbole par excellence du progrès et du caractère sérieux de la science. Ils étaient, en somme, des fleurons de la politique coloniale. Ainsi, ils permettaient aisément aux représentants des autorités d’apparaître comme des protecteurs pleins de sollicitude, et de présenter leur politique comme une offensive civilisatrice à la fois moderne et humaine, qui employait la technologie pour mettre fin au fléau des épidémies.


En même temps, cela permettait de rallier le public belge au projet colonial, et de susciter son admiration. Le soutien de la population belge était crucial pour la survie de la colonie. Le scandale du caoutchouc et l’annexion peu reluisante en 1910 – laquelle avait entraîné la chute d'un cabinet et des débats passionnés au Parlement – avaient donné le sentiment d’une « crise identitaire dans la vie publique belge ».


Sur le plan international, les laboratoires étaient une tentative d’obtenir un effet comparable : la reconnaissance de la présence belge au cœur de l’Afrique, qui pourrait ainsi mettre fin à l’attitude critique et aux menaces incessantes des puissances coloniales concurrentes.


De vraies volières


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Brochure de recrutement du Ministère des Colonies, vers 1920. Source : Wikimedia Commons.

La réalité était cependant moins glorieuse que ce que les brochures et les expositions pouvaient laisser penser. Tous les services bactériologiques faisaient face à un manque chronique de personnel qualifié. Trop peu de médecins européens et d’infirmiers et infirmières se sentaient appelés par l’aventure tropicale, en dépit des bonnes conditions de travail comme fonctionnaire colonial. Certains directeurs ne s’impliquaient pas pleinement dans leurs tâches, tel le docteur Brutsaert du laboratoire d’Élisabethville, qui combinait ses activités d’agent de l’État avec ses fonctions auprès de l’Union Minière, une entreprise d’extraction. Les membres indigènes du personnel étaient, aux yeux des Européens, tout sauf fiables. Ces laborantins, domestiques, porteurs d’eau, facteurs ou encore vigiles, cessaient brusquement de se présenter au travail ou faisaient défection après quelques temps, de sorte que les directeurs devaient sans arrêt chercher de nouvelles recrues.


Un problème supplémentaire était le taux élevé de maladie et le grand nombre de jours de congé auxquels les fonctionnaires coloniaux avaient droit. Cela avait pour conséquence qu’au fil de l’année de travail, un seul poste était souvent occupé par plusieurs assistants. En bref, les laboratoires bactériologiques de l’État ressemblaient à de vraies volières !


Le grande fluctuation du personnel compromettait la mission de recherche des laboratoires bactériologiques de l’État, déplorait-on à Léopoldville en 1936. Au cours des treize années qui suivirent cet avertissement, il y eut peu de changement dans la capitale, car le directeur suivant écrivait en substance : nous n’avons pas le temps pour mettre à jour nos techniques et soigner notre niveau. La contribution du laboratoire à l’étude des pathologies locales est « nulle ». L’Institut d’Élisabethville souffrait du même mal : on y déplore ainsi en 1927 que deux projets de recherche avaient été interrompus et un voyage d’étude annulé, car « La routine et l’entretien des cultures, la fabrication des vaccins, etc… occupe la plupart du temps le personnel ». [6] Les appels à l’aide des directeurs retentissaient ainsi sans discontinuer, dans chaque province de la colonie.


Crottes de chauves-souris


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Le 'Grand laboratoire' de Sankisia était fait de tôles ondules. Source : Archives africaines, Fonds Hygiène, (858), 373: Mission d’étude de la trypanose au Katanga. Mission Rodhain 1913.

Comme la qualité de l’infrastructure des laboratoires tropicaux était de loin inférieure à celle des laboratoires de l’État de la métropole, le travail n’en était que plus difficile. Ainsi, le premier institut bactériologique de Léopoldville avait été établi en de très humbles circonstances. Les murs étaient vieux, dépourvus de ciment, et le toit était composé de tôles ondulées. Les locaux manquaient d’éclairage et d’oxygène, et restaient bien trop étroits. L’eau courante était rare, de sorte que les assistants devaient effectuer eux-mêmes la corvée du portage. Les directeurs tirèrent plus d’une fois la sonnette d’alarme dans leurs rapports. Ainsi, Vandenbrande écrivit en 1927 : « Nous faisons en ce moment de la bactériologie au milieu des poussières de bois et des excréments de chauves-souris. Il est impossible de continuer à travailler dans ces conditions ».[7]


Les autres laboratoires bactériologiques se trouvaient dans une situation similaire. À Stanleyville, c’était surtout le faible réseau électrique qui nourrissait des craintes. Évoquant le service d’Élisabethville, l’inspecteur des laboratoires notait en 1948 : « Vétuste, insuffisant et indigne du développement pris par le Katanga et par Elisabethville. »[8] Les services établis dans le Kivu, en Province orientale ou dans celle de l’Équateur recevaient les mêmes commentaires.



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Au sein du Grand Laboratoire, les instruments reposaient sur de simples tables pliantes. Source : Archives africaines', Fonds Hygiène, (858), 373: Mission d’étude de la trypanose au Katanga. Mission Rodhain 1913.

Mais même après que le beau et moderne bâtiment blanc avait été construit en 1936 pour le nouvel institut bactériologique de Léopoldville, son personnel devait faire face à ces problèmes typiques qui rendait sous l’Équateur le travail de laboratoire, et certainement la recherche, bien moins évidente qu’en métropole. La chaleur tropicale de la saison chaude, qui transformait à partir de 11h la bibliothèque et la salle des vaccins en fours et déréglait les appareils de précisions et les réactifs chimiques, constituait un problème que même les ouvertures d’aérations prévues dans la construction ne pouvaient régler Pendant la saison des pluies, pour un peu changer, c’était les caves qui se retrouvaient inondées. Les conduites n’apportaient l’eau que de manière irrégulière, et cela valait aussi pour l’électricité. De plus, les locaux devinrent trop étroit après seulement une décennie, de sorte que le personnel blanc et le personnel noir devaient partager certaines salles – ce qui, à attendre les commentaires contemporains, mettaient en danger la droiture morale des Blancs.


Enfin, pour obtenir les nouveaux instruments, produits, cobayes ou ouvrages, qui devaient tous être importés par bateau depuis la métropole, il fallait subir une attente interminable. Animaux de laboratoire stériles, instruments, cultures de bactéries et réactifs, tous plus cruciaux les uns que les autres pour la recherche, devaient à chaque fois traverser l’océan, et survivaient rarement à la traversée intercontinentale. À Stanleyville, on se plaignait continuellement du manque de matériel. Parfois, on ne voyait arriver que la moitié des livraisons demandées, parfois rien du tout, de sorte que la bibliothèque retardait fortement et restait maigrichonne : un vieil ouvrage de compilation datant de 1923 était encore en 1936 la meilleure pièce de la collection.


Les besoins en électricité, eau et gaz, ainsi que le défaut, difficile à combler, d’input intellectuel (travailleurs qualifiés et information), étaient des obstacles presque infranchissables pour qui voulaient mener des recherches solides. Pour cette raison, ces activités se concentrèrent de plus en plus, à partir de 1933 et du déménagement de l’Institut de Médecine tropicale de Bruxelles vers des locaux plus grands situés à Anvers, sur le sol de la métropole. L’apport des laboratoires tropicaux à l’exploration médicale du Congo se limita de plus en plus souvent à l’envoi de matériel d’autopsie, d’échantillons, d’insectes ou de parasites.


Un point sensible


La crainte de prendre du retard sur le plan scientifique, et ainsi de nuire au prestige de l’entreprise coloniale et de miner sa crédibilité, était un souci continu et réel pour les autorités belges. Les fonctionnaires des laboratoires partageaient cette inquiétude, mais jouaient aussi avec, par avidité. Lorsque l’inspecteur des laboratoires de l’État confia dans son rapport de 1927 que toutes les institutions de recherche bactériologique faisaient face à un âpre manque de personnel, il y ajouta par ruse : « Ce n’est que par un dévouement constant […], que le personnel parvient à maintenir, de […], le rang scientifique auquel il faut que la colonie belge puisse atteindre, parallèlement aux autres colonies d’Afrique ».[9] Le message était clair : si les autorités publiques n’augmentaient pas rapidement les effectifs, la Belgique serait dépassée dans la course à la science que menaient les puissances coloniales. Et lorsque le directeur de l’Institut Princesse Astrid de Léopoldville plaida en 1945 pour des travaux d’agrandissement, il fit à nouveau vibrer la corde sensible de la Belgique officielle : « L’œuvre accomplie par certains colonisateurs voisins dans certains domaines, nous oblige à un alignement rapide si nous ne voulons avoir bientôt la certitude d’être nettement en retard sur la science et les moyens modernes. »[10]


Ainsi, le souci du prestige, lorsqu’il tombait entre les mains de directeurs de laboratoire malins, se retournait contre les autorités.




Notes


  1. Laboratoire de Bactériologie de l’État Indépendant du Congo. Source : Mouvement scientifique, vol 2.
  2. Citation tirée de : Archives africaines, Fonds Hygiène, 564-567 (4418): Laboratoires 1928-35 correspondance générale (n°1-100): Note du 30 mars 1929 de Schwetz au Gouverneur-général.
  3. Citation tirée de : Archives africaines', Fonds RACBGG, (512): Laboratoire de bactériologie et chimie de Léo 1918-1920/ 1923-1925-1938/ 1942/1948, rapport 1949.
  4. Citation tirée de : Archives africaines, Fonds Hygiène (4475) 982: Laboratoire d’Élisabethville 1948- 1952.
  5. Citation tirée de : Archives africaines, Fonds Hygiène, 794 (4450): Création d’une station biologique au Congo belge 1945: lettres et rapports.
  6. Citation de: Archives africaines, Fonds RACBGG (500): Rapport général des laboratoires 1927.
  7. Citation tirée de : Archives africaines, Fonds RACBGG, 500: Rapport général des laboratoires 1927.
  8. Citation tirée de : Archives africaines, Fonds Hygiène, 982 (4475) Laboratoire d’Élisabethville 1948- 1952, notes concernant le regroupement des bâtiments scientifiques d’Élisabethville.
  9. Citation tirée de : Archives africaines, Fonds RACBGG, 500: Rapport général des laboratoires 1927. Vu le mauvais état du document, il n’a pas été possible de reconstituer complètement la citation.
  10. Citation tirée de : Archives africaines, Fonds GG, 18304: Laboratoire de bactériologie Léopoldville divers : Note du Dr. Neujean, directeur du laboratoire, ‘Projet d’agrandissement du laboratoire de Léo’ 25 sept 1945.


Bibliographie


Archives

  • Archives africaines


Littérature

  • Donny, Albert-Ernest, ‘La remise à l’État belge du Laboratoire de Bactériologie de Léopoldville’, in: Bulletin de la Société Belge d’Études Coloniales, 17 (1910).
  • Richard, ‘Un institut Pasteur à Stanleyville’ in: Bruxelles-Médical. Revue Hebdomadaire des sciences médicales et chirurgicales, 8 (1927), 27 novembre), nr. 4.
  • De geneeskundige loopbanen in Belgisch Congo, Bruxelles, 1949.
  • Daniel Headrick, The tools of empire. Technology and European imperialism in the nineteenth Century, Oxford, 1981.
  • Lyons, Maryinez, The colonial disease: a social history of sleeping sickness in northern Zaïre, 1900-1940, Cambridge, 1992.
  • Poncelet, Marc, Nicolaï, Henri, Delhal Jacques en Symoens,Jean-Jacques, ‘Les sciences d'Outre-mer’, in: Halleux e.a., Histoire des sciences en Belgique, 1815-2000, 2, Bruxelles, 2001, 235-265.
  • Lagae, Johan, ‘‘Het echte belang van de kolonisatie valt samen met dat van de wetenschap.’ Over kennisproductie en de rol van wetenschap in de Belgische koloniale context’, in: Het geheugen van Congo. De koloniale tijd, Tervuren/Gent, 2005.
  • Baetens,Roland (red.), Een brug tussen twee werelden: Het Prins Leopold Instituut voor Tropische Geneeskunde Antwerpen, 100 jaar, Anvers, 2006 (www.itg.be).
  • Mantels, Ruben, Geleerd in de tropen. Leuven, Congo en de wetenschap, Leuven, 2007.
  • Ndaywel E Nziem, Isidore, Nouvelle histoire du Congo. Des origines à la République démocratique, Bruxelles, 2008.
  • Diser, Lyvia, Ambtenaren in witte jas. Laboratoriumwetenschap in het Belgisch overheidsbeleid (1870-1940), Thèse de doctorat inédite, Katholieke Universiteit Leuven, Département d’Histoire, 2013.


Pour une liste complète des références, voir Diser, Lyvia, Ambtenaren in witte jas. Laboratoriumwetenschap in het Belgisch overheidsbeleid (1870-1940), Thèse de doctorat inédite, Katholieke Universiteit Leuven, Département d’Histoire, 2013.