Dîner aux côtés de la reine de Suède, être l’invité d’honneur au jubilé du Fonds de la recherche scientifique et siroter du café avec le roi Philippe et la reine Mathilde. Voici les privilèges accordés au professeur et physicien bruxellois François Englert depuis le 10 décembre 2013, lorsqu’il a reçu le prix Nobel de physique. Mais autant d’honneur, c’est aussi une ministre des sciences[2] étouffante et une horde de journalistes à vos trousses. « Je vais me cacher quelque part», a soupiré le héros de physique, réticent. Englert rejoint à présent l’illustre groupe des scientifiques belges lauréats du prix Nobel, qu’il le veuille ou non. En effet, notre fière nation n’en est pas à sa première victoire, avec Jules Bordet, Corneel Heymans, Christian De Duve, Albert Claude et Ilya Prigogine.[3]
La troupe des lauréats du prix Nobel
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En 1919, Jules Bordet a reçu le prix Nobel de médecine et de physiologie.
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En 1919, le prix Nobel des sciences a été décerné pour la première fois à un Belge.[4] Il n’était pas totalement inattendu que Jules Bordet l’emporte. Ce bactériologue bruxellois associé à l’Institut Pasteur faisait bonne impression avec ses travaux pionniers dans le domaine de l’immunologie. Le lauréat belge suivant fut Corneel Heymans. Ce professeur gantois a gagné ce prix en 1938 grâce à sa découverte de l’importance des corpuscules carotidiens dans la régulation de la respiration. En 1974, le duo louvaniste composé de Christian De Duve et Albert Claude (UCL) fut le troisième à décrocher le prix. Ils doivent cette distinction à leurs recherches innovatrices sur la structure et le fonctionnement des cellules. À peine trois ans plus tard, Ilya Prigogine a ramené un quatrième prix Nobel en Belgique. Le chimiste, qui est né en Russie communiste, mais qui a émigré en Belgique, doit sa reconnaissance à sa contribution décisive dans la thermodynamique hors équilibre, en particulier dans la théorie des structures dissipatives.[5] Grâce à Ilya Prigogine, la Belgique a fait son entrée dans le département de chimie du prix Nobel.
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Corneille Heymans, prix Nobel de médecine et de physiologie en 1938.
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François Englert, qui est pour le moment le dernier arrivé au panthéon des lauréats belges, a été récompensé pour le développement théorique du mécanisme de Brout-Englert-Higgs, dans lequel une particule spécifique donne une masse aux autres particules. Cette infime particule est devenue par la suite plus populaire sous le nom de « boson de Higgs », plus facile à prononcer.
Génies grisonnants
Chaque année, le prix Nobel récompense donc une recherche ou une découverte très concrète et précise. Cependant, il est plutôt l’aboutissement de toute une vie consacrée à la science. Pour le chercheur, il s’agit de l’apothéose d’une longue carrière remplie de décorations, de titres et de doctorats honoris causa. La plupart des lauréats n’étaient donc plus des novices au moment de leur reconnaissance internationale ultime. Du haut de ses 46 ans, Corneel Heymans fut l’exception. Toutefois, en ce qui concerne les autres, chaque lauréat était plus grisonnant que le dernier. C'est d’ailleurs une tendance générale chez les prix Nobel. Jules Bordet avait 49 ans, Christian De Duve 57 ans, Ilya Prigogine 60 ans et Albert Claude 76 ans ! Englert, ayant remporté son prix à l’âge de 81 ans, est le lauréat belge le plus âgé.[6]
Petite particule, grand honneur
Depuis toujours, le prix Nobel attire particulièrement le public. Partout dans le monde, la remise de prix annuelle suscite l’attention médiatique. Les lauréats entrent dans l’histoire, mais grâce à eux, les institutions auxquelles ils sont associés saisissent l’occasion pour se propulser dans la gloire éternelle. Pour célébrer l’illustre groupe des prix Nobel, on n’a pas lésiné sur les dépenses. Les lauréats, malgré leur épuisement à leur retour après une semaine de festivités en Scandinavie, ont été accueillis par une fanfare et ont présidé toujours plus de cérémonies. Des personnalités éminentes ne tarissaient pas d’éloges à leur propos. Lors des banquets, ils buvaient tellement à leur santé que les convives ont dû engloutir les mets exquis lorsqu’ils étaient froids. Les lauréats ont reçu des pluies d’applaudissements à en faire bourdonner leurs oreilles et des poignées de mains à en affaiblir leurs bras. La plupart du temps, ils ont également reçu un cadeau. Corneel Heymans a ainsi reçu une médaille universitaire étincelante. Jules Bordet, timide et gêné, est resté impassible lorsqu’il a reçu un portrait de lui plus ou moins ressemblant.
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Albert Claude, prix Nobel de médecine et de physiologie en 1974.
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Christian de Duve, prix Nobel de médecine et de physiologie en 1974.
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Fleurs et couronnes : le lauréat n’est apparemment pas le seul à s’en targuer, les institutions s’en donnent également à cœur joie. Universités, académies et hommes politiques, impatients, se piétinent les uns les autres pour tenter de s’approprier le lauréat et d’en faire l’un des leurs. « C’est un grand honneur qui a été fait à notre cher Confrère », a-t-on pu entendre lors de la cérémonie d’hommage à Jules Bordet organisée par les Académies de sciences et de médecine. Le directeur de la Classe des Sciences a vivement ajouté : « Un honneur qui vient de l’Académie ! »[7] Un autre professeur a alors affirmé que la décoration de monsieur Bordet a définitivement établi la gloire de l'Université libre de Bruxelles.[8] Et le gouverneur de la province du Brabant, où monsieur Bordet dirigeait l’Institut Pasteur, exultait non sans intérêt : « Le gouvernement provincial souhaite absolument être le premier à témoigner sa joie et sa reconnaissance au collaborateur dont il est le plus fier. Vous êtes son agent cher Maître, que dis-je, vous êtes sa gloire et sa couronne ! »[9]
En tant que salle de culture pour les lauréats du prix Nobel, l’Université libre de Bruxelles s’est fièrement attribuée un rôle crucial dans le couronnement de François Englert. Sur son site Internet, on peut lire que « ce succès s’explique par la liberté et l’ouverture d’esprit en matière de recherche, qui sont la marque de fabrique de l’université. »[10] Le Ministre-Président du Gouvernement wallon, Rudy Demotte, s’est appuyé sur ce célèbre discours lorsqu’il a fait remarquer que la distinction du professeur Englert était « un immense honneur pour la science en Wallonie et à Bruxelles ». Mais bien que les institutions tentent également d’intégrer les lauréats du prix Nobel à leurs équipes, elles s’accordent unanimement sur une chose : les lauréats sont les Maîtres et couronnes d’une nation belge glorieuse.
Scientifique de marque
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Ilya Prigogine reçoit le prix Nobel de chimie en 1977.
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Il était évident que le lauréat du prix Nobel profiterait d’une renommée internationale et d’une vie sous le feu des projecteurs. Ainsi, durant la seconde guerre mondiale, l’occupant allemand aurait été tellement impressionné par l’autorité morale de monsieur Heymans, lauréat du prix Nobel, qu’il l’aurait laissé organiser des actions de secours pour la population. Jules Bordet, quant à lui, a astucieusement utilisé sa nouvelle réputation afin de collecter des fonds auprès de la fondation Rockefeller. La reconnaissance suédoise a également ouvert des portes à d’autres lauréats. En effet, de prestigieux conseils internationaux, organismes consultatifs et académies ont sollicité leur présence en tant que membres d’honneur.
L’institution dont est membre le lauréat profite également de la gloire du prix Nobel. Par exemple, le professeur André de Schaepdrijver a décrit comment l’Institut de Physiologie, après la reconnaissance de son directeur, monsieur Heymans, s’est transformé en « un Eldorado de la physiologie expérimentale », à savoir un institut au nom évocateur qui embellit le CV des chercheurs ambitieux. Au cours de l’année de son couronnement, Christian De Duve a fondé l’Institut international de Pathologie cellulaire et moléculaire, dont il fut également le premier président. L’institut a connu un succès immédiat en raison de la réputation de son fondateur. Certains lauréats ont également profité de leur prix pour mettre leur établissement mère sous le feu des projecteurs. Ainsi, monsieur Heymans a déclaré dans son discours de remerciement que son lauréat confèrerait à l’Université de Gand, récemment adaptée aux mœurs néerlandaises, « un honneur international d’une valeur inestimable ». La prédiction prometteuse de monsieur Heymans n’était pas infondée. Tout comme son père, le proviseur gantois Jan Frans Heymans, il prônait la néerlandisation de l’enseignement. Monsieur Prigogine, à son tour, n’a pas manqué de mettre en valeur la contribution indispensable de l’École bruxelloise de thermodynamique dans une note autobiographique concernant sa remise de prix. Il en était, dès lors, l’administrateur le plus important.
Monsieur Sale Type?
Comme le veut la tradition, monsieur Englert semble également vouloir utiliser sa réputation soudaine pour ses projets et ses convictions. Il a mentionné toutes les pressions de publication qui pèsent aujourd’hui sur les épaules des jeunes chercheurs. Il a également proposé de remplacer le nom du boson de Higgs par le boson de Brout-Englert-Higgs. De plus, monsieur Englert continue sa collaboration avec le Pôle d’attraction interuniversitaire « Interactions fondamentales ». Le Prix Nobel, à l’instar de ses prédécesseurs, se verra-t-il ouvrir de nouvelles portes grâce à son célèbre nom ? Un incident survenu à la fête d’anniversaire du Fonds de la recherche scientifique délimite déjà les frontières de sa gloire : le physicien récompensé se dirigeait vers les vestiaires sous les flashes des appareils photo. La femme de l’accueil lui a demandé son nom mais n’a pas bien compris sa réponse. Son doigt a lentement survolé sa liste de noms pendant un certain temps. « E-N-G-L-E-R-T », lui dit finalement le lauréat. Elle est restée silencieuse, hésitante, puis a répété en rougissant légèrement : « E-N-G-E-R-D ? » … mot néerlandais qui ne signifie pas moins que «sale type»…
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