Sur les traces de Mendeleïev ? Les savants belges et le tableau périodique
De nombreux tableaux
La tradition raconte que par la froide nuit du 17 février 1869, Mendeleïev se réveilla en sursaut et gribouilla à toute vitesse sa classification des éléments. Il se serait vu révéler en rêve la solution à la question qui le taraudait depuis tant d’années : existait-il une façon naturelle d’organiser les 63 éléments chimiques connus qui composaient l’univers ?[1] En réalité, le chimiste russe pouvait s’appuyer sur des recherches anciennes et nouvelles. Depuis la fin du XVIIIe, les hommes de science s’efforçaient de trouver un moyen de classer rationnellement les éléments connus. Ils utilisaient différents critères de classement, comme par exemple les propriétés physiques ou chimiques d’un élément : température de fusion, électronégativité, degré d’oxydation, etc. Bien que certains de ces scientifiques, comme Antoine Lavoisier, réussirent à établir des liens entre petits groupes d’éléments, on restait très loin d’un grand système exhaustif.
Un pétard mouillé
Un Mendeleïev belge venu de la botanique
Un Cheval de Troie didactique
En dehors du monde de la recherche, on trouve cependant des traces de Mendeleïev en Belgique. Des enseignants et des professeurs de chimie, notamment, s’intéressaient à cette époque à un système d’organisation pour la chimie inorganique. Le tableau était un instrument pédagogique très utile. Il fournissait aux auteurs de manuels une manière rationnelle de structurer leurs textes. La présentation en tableau offrait un aperçu complet d’un simple coup d’œil.
Entre renouveau et certitudes
Les récits des réceptions montrent des parcours lents et parfois biscornus. Si l’on considère les plus anciennes réactions aux découvertes, on constate qu’en Belgique aussi, les chimistes étaient peu enthousiastes à l’idée d’intégrer le tableau périodique dans leurs recherches. La première trouée prudente de Mendeleïev en Belgique eut lieu dans un contexte pédagogique. On sous-estime trop souvent le rôle des manuels et du matériel scolaire comme canal d’expansion et d’adoption de la connaissance, et même de production de faits. En fait, ils peuvent, tout comme les congrès, constituer des plateformes d’innovation conceptuelle. Chez les pédagogues belges, on a d’abord affaire à une curiosité prudente. Swarts et De Wilde permettaient à leurs étudiants de faire connaissance avec les débats scientifiques à la mode et les considérations philosophiques intéressantes, comme le tableau périodique. Que ces professeurs considérassent la théorie de Mendeleïev comme vrai ou non, lorsqu’il s’agissait vraiment de matériel didactique, ils s’en tenaient de préférence aux outils éprouvés qu’ils maîtrisaient. Des recherches supplémentaires portant sur les manuels de l’enseignement secondaire pourraient nous éclairer sur les phases plus tardives de l’introduction de Mendeleïev dans le monde de l’enseignement et de la recherche en Belgique. |
- ↑ Le reste des 110 éléments que nous connaissons aujourd’hui ne furent découverts que bien plus tard.
- ↑ Le concept de valence développé par Kékulé désigne le nombre d’atomes auxquels cet atome peut se combiner. Pour Kékulé, cette valence était constante pour chaque élément, par exemple : 4 pour le carbone. Les théories chimiques, in: Robert Halleux, Geert Vanpaemel, Jan Vandersmissen en Andrée Despy-Meyer (éds.), Histoire des sciences en Belgique, 1815-2000, Bruxelles : Dexia/La Renaissance du livre, 2001, vol. 1,, 187.
- ↑ La prestigieuse communauté scientifique française, qui avait déjà derrière elle une longue tradition de débat autour de la classification des éléments, considéra le tableau de Mendeleïev comme une solution parmi d’autres, non comme l’ultime solution. Les chimistes français y voyaient cependant un indice de la validité de l’atomisme. Les chimistes allemands connaissaient un autre classement sous forme de tableau, celui de Meyer, mais personne ou presque ne l’utilisait en pratique dans ses recherches ou ses leçons. Des réactions similaires ont été remarquées dans les pays scandinaves et sud-européens. En Grande-Bretagne, le système périodique était déjà bien implanté dans les années 1880, selon l’historien Gordon Woods. La Royal Society britannique accorda en 1882 la Davy Medal à Mendeleïev et à Meyer pour leurs travaux sur le tableau périodique.
- ↑ En 1886, dans une brève contribution du Bulletin de l’Académie, on évoqua la découverte, par Clemens Winkler, du germanium (eka-silicium) dont l’existence avait été prédite par Mendeleïev. Bulletin de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, (1886), 127. Et en 1896, on annonça l’entrée de Mendeleïev comme membre correspondant de l’Académie. Idem, (1896), volume 2, 550. Le décès de Mendeleïev fut brièvement mentionné en 1907.Idem, (1907), 129.
- ↑ Ainsi, après la publication de 1869, on découvrit encore trois éléments prédits dont l’existence avait été prédite par Mendeleïev, sans utiliser son tableau.
- ↑ De Wildeman, "Notice sur Léo Errera", in: Bulletin de la Société royale de botanique de Belgique, 44 (1907), 8.
- ↑ Le mémoire d’Errera existait déjà en 1878, sous forme de pli cacheté, proposé à l’Académie des Sciences, mais il ne parut dans le Bulletin de l’Académie qu’en 1881, à la demande de l’auteur. Errera expliqua dans une publication ultérieure qu’en 1878, il avait encore des expériences à faire. Ne trouvant personne pour mener à sa place des expériences chimiques particulièrement complexes, il décida malgré tout, en 1881, de publier ses hypothèses. Une motivation supplémentaire était que le savant britannique Thomas Carnelley avait publié des résultats similaires en 1879, « Sur le magnétisme des corps en relation avec leur poids atomique », « Sur la loi des propriétés magnétiques. Note préliminaire », ainsi que « Sur le magnétisme des corps en relation avec leur poids atomique », 1900, 152-161.
- ↑ Dans d’autre pays d’Europe, le tableau périodique parvint aussi à s’intégrer, avec un succès inégal, via l’enseignement. En France, la classification était vue comme un thème qui n’était adapté que pour les étudiants d’un niveau avancé. En Allemagne, il existait un système didactique solide et il n’y avait pas besoin de cette innovation. En Grande-Bretagne, le système périodique ne se fraya vraiment un chemin dans les manuels scolaires qu’aux alentours de 1920, quoique les chimistes académiques fussent déjà convaincus de sa justesse depuis 1880. En Russie elle-même, le tableau périodique fut rapidement inclus dans le cursus des étudiants, entre autres grâce à l’influent manuel que Mendeleïev lui-même avait rédigé.
- ↑ Swarts, Théodore, Précis de chimie générale et descriptive exposée au point de vue des doctrines modernes, 1868, en 1878.
- ↑ De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, 1884, 1.
- ↑ De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, 1884, 399-404.
- ↑ De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, 1884, 1.
- ↑ De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, 1897, 1.
- ↑ De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, 2 volumes, 1897, 406.
Ce texte est basé sur les travaux de Brigitte Van Tiggelen, “Le tableau périodique. Eléments d’histoire d’un outil pour la chimie”, Cycles de conférences: La science à la lumière de son histoire, 2019, 26 février, document inédit. Il fera l’objet d’une publication ultérieure dans la Revue des Questions Scientifiques. Ce travail fait suite à une présentation faite à Sopron, Hongrie, en 2009, avec Pieter Thyssen, dans une session organisée par Masanori Kaji (Kaji, Masanori (red.), Chemical Order in Transit. Comparative Studies of the Response to the Periodic Law in Various Countries from the Late 1870 to the Early 20th Century, Oxford , 2014).
Littérature
- Kaji, Masanori, Kragh, Helge en Pallo, Gabor, Early Responses to the Periodic System, Oxford, 2015.
- Van Tiggelen, Brigitte, « De scheikundige theorieën“, in: Robert Halleux, Geert Vanpaemel, Jan Vandersmissen en Andrée Despy-Meyer (éds.), Histoire des sciences en Belgique, 1815-2000, Bruxelles : Dexia/La Renaissance du livre, 2001, vol. 1,, 179-194.
Sources écrites
- Errera, Leo, « Sur le magnétisme des corps en relation avec leur poids atomique », in : Bulletin de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, (1881), 313-317.
- Errera, Leo, « Sur la loi des propriétés magnétiques. Note préliminaire. (Billet cacheté de M. Léo Errera, déposé le 2 fevrier 1878, ouvert dans la séance du 5 mars 1881), in : Bulletin de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, (1881), 318-323.
- Swarts, Théodore, Précis de chimie générale et descriptive exposée au point de vue des doctrines modernes, 2 volumes, Gand-Paris, 1868 (première édition).
- Swarts, Théodore, Précis de chimie générale et descriptive exposée au point de vue des doctrines modernes, 2 volumes, Gand-Paris, 1878 (deuxième édition).
- Swarts, Théodore, Introduction à l’étude de la chimie théorique, Gand, 1878. Manuel pour l’enseignement secondaire.
- Swarts, Théodore, Précis de chimie générale et descriptive exposée au point de vue des doctrines modernes, 3 delen, Gand-Paris, 1887 (troisième édition).
- De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, deux volumes, Bruxelles, 1872 (première édition).
- De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, deux volumes, Bruxelles, 1877 (deuxième édition).
- De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, deux volumes, Bruxelles, 1884 (troisième édition).
- De Wilde, Prosper, Traité élémentaire de chimie générale et descriptive […] d’après les dernières vues de la science, deux volumes, Bruxelles, 1897 (quatrième édition).