À la conquête de la politique scientifique : ‘Un effort national en faveur de la science’

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Cette photographie vous présente les différents acteurs de la pièce en train de se jouer. À gauche, l’équipe des académiques : Henri Janne (Université libre de Bruxelles), Marcel Dubuisson (Université de l’État à Liège) et Mgr Honoré Van Waeyenbergh (Université catholique de Louvain). À droite, ce sont les politiques : Charles Moureaux, libéral, Ministre de l’Instruction publique ; et Gaston Eyskens, social-chrétien, Premier Ministre. Au centre, le roi Baudouin, gardien de la tradition albertienne de soutien royal à la science. Nous sommes au soir du 5 mai 1959, et la politique scientifique belge est sur le point de naître.



Le système francquiste


Depuis le célèbre « Discours de Seraing » du 1er octobre 1927, le financement et l’organisation de la recherche en Belgique relevaient de l’initiative privée. Le Fonds National de la Recherche Scientifique, à l’instar d’autres institutions privées d’utilité publique comme la Fondation Universitaire ou la Fondation Francqui, était administré de concert par des scientifiques (principalement les quatre recteurs des grandes universités belges) et par des grands du monde de l’industrie ou de la finance. Cette structure originale était l’œuvre du banquier bruxellois Émile Francqui, d’où le surnom de « système francquiste ».[1] Elle reposait sur une coordination minimale des activités de recherche et l’autogestion de la science par la science. À sa tête trônait Jean Willems, « fils spirituel » de Francqui (selon ses propres dires), coordonnant et administrant toutes ces fondations depuis ses bureaux de la Rue d'Egmont.[2]


Pourtant, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le système francquiste était ébranlé par l'entrée dans l’ère de la science lourde (Big Science). La recherche de pointe (nucléaire, radiologie, électronique, robotique…) exigeait désormais des moyens financiers, techniques et humains gigantesques. Le travail en équipe remplaçait le travail solitaire du savant dans son cabinet, et le scientifique devait désormais posséder les qualités d’un véritable entrepreneur, capable de démarcher les entreprises et les hommes politiques pour attirer des subsides. De plus, l’initiative, le financement et parfois même la direction de la recherche entraient désormais dans les attributions de l’État : en témoignent les vastes programmes de recherche lancés aux États-Unis sur fond de Guerre Froide. Comme en 1927, le modèle était américain ; mais il tendait cette fois vers plus d’État et plus d’organisation.

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Le premier cyclotron de l’Université catholique de Louvain, au Centre de Physique nucléaire à Heverlee, mis en service en 1947. De telles infrastructures exigeaient des moyens financiers et humains dépassant de loin les moyens des seules institutions scientifiques. Source : Leuven, Archief KULeuven.


En Belgique, les années d'après-guerre furent parsemées de signes avant-coureurs du basculement. Dès la Libération, de nouvelles fondations, financées par le Trésor public, furent mises en place pour répondre à des besoins techniques inédits : l’Institut pour la Recherche Scientifique dans l’Industrie et l’Agriculture (IRSIA) ; le Fonds de la Recherche Scientifique Médicale (FRSM) ; et l’Institut interuniversitaire des Sciences nucléaires (IISN). En réponse à la détresse de la Rue d’Egmont, l’État avait aussi commencé à prendre en charge une partie du financement du FNRS. Son conseil d’administration accueillaiit désormais un haut fonctionnaire. En outre, les départements ministériels intéressés par la recherche appliquée (Agriculture, Économie, Défense…) commencèrent à accorder des crédits à la recherche collective, sans ordre ni coordination. En ces temps de Guerre Scolaire, il se murmurait que le clientélisme politique y était pour beaucoup dans l’octroi de ces subsides extraordinaires. Pour tenter de juguler le chaos grandissant, une commission interministérielle fut mise en place en 1952 pour accorder des bourses de recherche supplémentaires. La même année, une rumeur annonçant la mise en place d’une « super-fondation » chargée de financer et coordonner la science en Belgique, sous la tutelle du Ministère de la Défense nationale, provoqua une levée de boucliers dans les milieux scientifiques.


Fin octobre 1952, Jean Willems organisa une conférence internationale à Bruxelles consacrée à « l’Avenir de la Recherche scientifique ». Elle déboucha sur la publication du livret Au service de la science, dans lequel Willems plaidait pour des investissements stratégiques dans certains secteurs d’excellence. En 1955, le directeur du FNRS fournit un nouveau rapport, particulièrement alarmiste. Il y comparait la situation dramatique de la science belge à celle de l’époque du Discours de Seraing, et appelait à un vaste refinancement de sa Fondation. Les quatre universités, elles aussi, déploraient de concert le manque de moyens financiers pour la recherche. Pourtant, lors de son discours à l’occasion du 25e anniversaire du Discours de Seraing, en 1952, le Premier Ministre Van Houtte avait maintenu sa conviction que le financement privé devait rester la principale ressource de la recherche en Belgique.



Les Caïds


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Jean Willems en 1970. Source : Herinneringen aan Jean Willems (1895-1970), Bruxelles, FWO, 1972, p. 3.

Deux hommes parvinrent à sensibiliser le public belge à la cause de la science : Jean Willems et Marcel Dubuisson. Le premier dirige la Rue d’Egmont ; et le second, l’Université de l’État à Liège. Tous deux sont des Flamands de langue française, plutôt libéraux sur le plan philosophique, chefs d’orchestre de leurs institutions respectives, hommes de réseaux influents, familiers des coulisses ministériels et rompus aux bras-de-fer avec le politique. Outre une grande amitié, Willems et Dubuisson partagent des convictions convergentes concernant l’organisation de la science. « C’est sans doute parce que nous faisons généralement front ensemble dans les combats que nous livrons pour développer la recherche scientifique dans notre pays que l’on nous appelle ‘Les Caïds’ ! » commenta le recteur liégeois dans ses mémoires.[3]


Willems et Dubuisson étaient conscients des défis de l’ère de la science lourde. Pour eux, l’État belge avait pour devoir de financer la recherche, mais il n’avait pas pour autant le droit de dire aux scientifiques ce qu’ils devaient faire avec cet argent. Bien sûr, l’économie et la société finiraient par retirer quelque chose de ces recherches désintéressées, mais à long terme. Si quelqu’un avait son mot à dire en matière de coordination de la recherche, c’était le FNRS, structure neutre et « scientifiquement » objective. Et le FNRS, c’était un peu eux : « Jean Willems et moi sommes les seuls à faire vraiment de la politique scientifique dans ce pays » aurait ainsi déclaré Dubuisson en 1962.[4]


Mais Willems et Dubuisson n’étaient pas les seuls à réfléchir à ces questions. Ainsi, les 8 octobre 1955 et 14 avril 1956, l’Académie Royale de Belgique avait déjà voté une motion réclamant davantage de moyens pour la recherche. Chez sa consœur flamande, l’historien gantois Hans Van Werveke envisageait la mise en place d’une politique scientifique à long terme - mais sous la conduite des Académies, cette fois. Pour arriver à cette fin, il préconisait un appel solennel au roi en réunion plénière des six académies royales de Belgique.


Un autre observateur attentif était Pierre Harmel. Professeur à la Faculté de Droit de l’Université de Liège, cet homme politique catholique s’était déjà frotté à ces questions en tant que Ministre de l’Instruction public, entre 1950 et 1954. Profitant de la cure d’opposition de son parti, il avait visité à l’automne 1956 les grandes institutions scientifiques américaines et en revenait terrifié par le retard technologique de la Belgique. Harmel était convaincu que l’économie belge courrait à sa perte sans un sursaut qualitatif. Le formidable développement qu’elle connaissait depuis 1944 ne devait pas masquer sa vétusté. Le constat était le même qu’en 1927 : la Belgique était un pays condamné à l’exportation, dépourvu de matières premières, de demande intérieure et de main-d’œuvre bon marché. Produits finis à haute valeur ajoutée, recherche appliquée et travailleurs hautement qualifiés seraient les clés du progrès économique, aux antipodes de la vieille industrie lourde qui négligeait la recherche & développement.


Mais Harmel ne se contentait pas de souhaiter un refinancement des institutions de recherche : il ambitionnait surtout la création d’une véritable politique scientifique. Elle reposerait des objectifs définis préalablement, basés sur un « grand programme de prospérité » destiné à moderniser l’économie belge.[5] L’initiative et l’évaluation de ces projets à grande échelle appartiendraient au gouvernement, et non plus aux scientifiques. Harmel était appuyé par son ancien chef de cabinet à l’Instruction publique, André Molitor[6], lequel le mettait en garde contre ce qu’il appelait le « lobby de la science »[7]



« Quelque chose de spectaculaire »


Willems et Dubuisson savaient que pour obtenir enfin des pouvoirs publics le refinancement tant attendu, il fallait « ‘quelque chose de spectaculaire’ ».[8] L’appel des représentants de la science devait avoir un cachet vraiment « national » et « scientifique », pour éviter que ses travaux soient troublés par de vaines querelles de clochers. « Les Caïds » activèrent leurs réseaux d’influence, convainquirent le Premier Ministre Achille Van Acker et, le 17 janvier 1957, la « Commission nationale pour l’étude des problèmes que posent à la Belgique et à ses territoires d’Outre-mer les progrès des sciences et leurs répercussions économiques et sociales » voyait le jour. Sa mission ? Faire l'état des lieux, définir des objectifs, inventorier les ressources disponibles, évaluer les besoins, proposer des solutions pour y subvenir.


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Le 5 février 1957, le roi Léopold III (au centre) inaugure la Commission Nationale des Sciences au Palais des Académies en compagnie du Premier Ministre Achille Van Acker (à droite). Source : « Au Palais des Académies : Le roi Léopold a présidé la commission pour l’étude des problèmes résultant des progrès des sciences » in La Dernière Heure, 52e année, n°37, 6 février 1957, p. 3, col. 5-6.

Cette « Commission nationale des Sciences » (Nationale Commissie voor Wetenschappen), comme on la surnommait, constituait de véritables États-Généraux de la science en Belgique. Y étaient ainsi représentées les fondations de la Rue d’Egmont, les institutions d’enseignement supérieur, les académies, les institutions scientifiques de l’État, ainsi que de hauts fonctionnaires. En revanche, les entreprises, les syndicats et le monde politique étaient relativement tenus à l’écart de ces discussions. Le travail de la Commission s’effectuait par groupes de travail, chargées d’étudier une problématique précise et d’en tirer un rapport, ensuite discuté et adopté en réunion plénière. Selon Dubuisson, l’ambiance y était bonne entre recteurs, et le travail fécond. Les travaux de la Commission étaient placés sous le haut patronage du roi Léopold III – une idée des « Caïds », qui avaient leurs entrées à Laeken.


Une touche de prestige bien nécessaire, car les savants voyaient avant tout dans cette Commission un moyen de légitimer leurs revendications. Il fallait à tout prix éviter qu’elle aboutisse sur « un bon rapport qui serait rangé dans un tiroir avec tant d’autres ».[9] Dès la séance d’inauguration, le 5 février 1957, le Premier Ministre promit pourtant aux scientifiques le concours financier du gouvernement ; mais un mois plus tard, les membres de la Commission convenaient déjà de présenter pour mai un inventaire des moyens et besoins de la recherche en Belgique, assortis de comparaisons avec les autres pays européens de taille modeste (Suisse, Pays-Bas, pays scandinaves…). L’objectif déclaré : obtenir l’argent du gouvernement aussi vite que possible. C’est d’ailleurs en substance la principale recommandation de bon nombre de rapports des groupes de travail de la Commission (« Universités », « Enseignement supérieur », « Territoires d’Outre-Mer »…) : de l’argent ! Le premier rapport fut publié le 27 novembre 1957, mais dès l’été 1957, le chef du gouvernement avait reçu une délégation composée des recteurs de Liège et de Louvain ainsi que du directeur de l’Observatoire royal, sous la conduite du roi Léopold, afin de lui exposer la détresse financière de la science. Il s’agissait d’« un test quant à la réalité des intentions du gouvernement » pour les « Caïds ».[10] En 1959, le nombre de doctorants stagnait aux niveaux d’avant-guerre et les institutions de recherche souffraient d’un criant manque d’effectifs : « Il y a urgence » martèle la Commission.[11] Là où les voisins néerlandais consacraient chaque année 0,95% de leur PIB à la recherche, la Belgique n’en était encore qu’à 0,4%.[12]


Le gouvernement Van Acker tint parole. Dès l’été 1957, il ouvrit une centaine de nouveaux mandats d’assistants dans les universités de l’État. En avril 1958, le gouvernement Eyskens qui lui succède fournit coup sur coup, au FNRS, 6 millions de FB - de quoi octroyer 35 bourses d’aspirants supplémentaires ; aux universités de l’État, de quoi recruter 40 chargés de cours associés, 80 chefs de travaux et assistants ; et en sus, un traitement analogue pour les universités libres. Et ce n'est qu'un début.



Le financement de l’« effort national »


Le 12 janvier 1959, Léopold III déposa officiellement le rapport final au Premier Ministre - entretemps le social-chrétien Gaston Eyskens. Chose étonnante : alors que les discours d’inauguration du 5 février 1957, se bornaient à constater le manque criant de moyens et l’importance de la science pour la société, ceux de janvier 1959 entendent marquer une rupture avec le passé et proposent une première définition de la politique scientifique : « un ensemble de directives générales tendant à développer les activités scientifiques et à les mettre au service non seulement du développement intellectuel et moral de la population, mais aussi de la protection de sa santé et de sa prospérité économique. »[13]


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Gaston Eyskens et Pierre Harmel en 1969. Source : Détail de Wikimedia Commons

C’est que Gaston Eyskens (lui-même professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Louvain) était en étroite liaison avec Pierre Harmel.[14] Celui-ci, de son côté, n’était pas resté inactif. À plusieurs reprises, il avait exposé sa conviction que le salut de l’économie belge passait par un sursaut scientifique : à la Chambre des représentants, mais aussi auprès du roi Léopold III, qu’il avait gagné à ses vues. À la demande de l’intéressé, Eyskens lui confia le nouveau Ministère des Affaires culturelles dès novembre 1958 (à ce titre, Harmel assista aux travaux de la Commission Nationale des Sciences, flanqué d’André Molitor, son chef de cabinet). C’était donc à lui que revenait la charge d’appliquer les conclusions de la Commission.


Or Harmel ne faisait pas complètement confiance à la Commission. Il s’inquiétait de l’« influence prépondérante des autorités académiques » et de l’absence de finalité économique dans ses recommandations.[15] Le nouveau ministre se proposa ainsi de la prendre de vitesse en donnant une conférence sur ses projets de politique scientifique avant même la fin des travaux de la Commission. Charles Moureaux, son collègue de l’Instruction publique, parvint à l’en dissuader, arguant qu’une telle initiative susciterait le dernier émoi dans les milieux universitaires et scientifiques, déjà sur le qui-vive à l’égard des interventions de l’État. Par la suite, Harmel eut avec le recteur Dubuisson de « longs échanges de vues » qui aboutirent à la rédaction des deux arrêtés royaux fondant les nouvelles institutions chargées d’assurer l’avenir de la science en Belgique.[16]

Harmel consultait aussi depuis quelques temps déjà des représentants « du monde des affaires et de l’industrie ».[17] Il rencontra ainsi – en toute discrétion - les dirigeants de la Banque Nationale[18] le 16 décembre 1958. Ceux-ci partageaient ses vues et préoccupations. La Banque Nationale accepta à cette occasion de « prendre sur le plan financier le ‘leadership’ d’un mouvement national pour répondre, par exemple, à un appel solennel adressé par le Roi ».[19] Concrètement, l’État émettrait un emprunt de 3 milliards de FB, qui serait souscrit pour moitié par des institutions financières du secteur public, et pour moitié par des industries et des banques privées. À cette fin, une vaste opération publicitaire eut lieu le 5 mai 1959, au Palais des Académies, en présence d’un parterre de notabilités du monde de la finance, de l’industrie et de la science, ainsi que de pas moins de six membres du gouvernement Eyskens. Après les discours du Premier Ministre, du gouverneur de la Banque Nationale et du recteur magnifique de l’Université Catholique de Louvain, lesquels évoquent le Discours de Seraing pour magnifier le rôle de la Dynastie, le roi Baudouin en personne renouvela solennellement l’appel de son grand-père.


L’objectif de cette cérémonie était clair : « Tous les Belges doivent savoir que l’effort consenti jusqu’ici s’avère insuffisant et doit être amplifié. » met en garde Gaston Eyskens.[20] Il faut appeler à un « effort collectif fourni par la Nation », pour reprendre les termes du Gouverneur de la Banque Nationale.[21] En dépit de la morosité économique, le soutien financier à cette « politique hardie » devait venir non seulement des grandes banques et des grandes entreprises, mais encore des citoyens ordinaires, au nom de leur devoir patriotique. Enfin, le gouvernement assura la plus large diffusion possible de chacun des rapports de la Commission (surtout auprès de « nos élites »[22]) et publia un livre d’apparat pour recueillir les discours tenus au soir du 5 mai 1959. Il fut intitulé : Un effort national en faveur de la science.


Le moment était propice. L’actualité avait mis les réalisations spectaculaires de la science sur le devant de la scène. Bruxelles avait accueilli l’Exposition internationale de 1958 : celle-ci avait permis à chaque pays d’étaler ses progrès techniques et scientifiques. Le public semble avoir tout particulièrement été ébahi par le Pavillon soviétique, où Spoutnik, tout juste revenu de l’espace, occupait une place de choix au-dessus d’une grande statue de Lénine. L’URSS était-elle donc en train de vaincre le « monde libre » sur le plan technologique ? De quoi donner envie de mettre la main au portefeuille… 1958, c’était aussi l’Année Géophysique Internationale, qui avait vu le Belge Gaston de Gerlache de Gomery faire voile vers l’Antarctique avec toute une équipe de scientifiques. Ils y avaient établi la « Base Roi Baudouin » sur les rives glacées du Sixième Continent. Leur retour à Ostende, le 2 avril 1959, provoqua un vaste enthousiasme dans les médias et le public.

Cependant, ne nous y trompons pas : ce « second Seraing » consacrait en réalité les débuts de la prééminence de l’État dans le financement de la science en Belgique. Malgré les avantages fiscaux accordés en cas de dons financiers en faveur du FNRS (par la loi de 1951, et encore élargis en 1962 et 1969), les entreprises renâclaient à financer les activités scientifiques. La contribution de l’emprunt public n’atteignit guère plus de 300 millions de FB, alors que le gouvernement s’était engagé à investir pas moins de 1 milliard par an entre 1959 et 1971. Entre 1960 et 1967, l'État belge investit 25 millions de FB par an dans les institutions d’enseignement supérieur, et ouvrit pas moins de 5000 bourses d’études de 20 000 FB chacune. De 1956 à 1969, le nombre de doctorants fut multiplié par huit ; et entre 1963 et 1971, les dépenses publiques en faveur de la recherche augmentèrent de 317,2%.[23]



La naissance de la politique scientifique


Enfin, la Commission avait déploré la dispersion des crédits et la multiplicité des institutions de financement. Elle souhaitait la mise en place d’une « ligne directrice générale dans l’effort national pour la promotion de la recherche ».[24] Pour y remédier, elle recommandait et obtint la création de trois nouvelles institutions : un Comité ministériel de la Politique scientifique (regroupant tous les ministres susceptibles de subsidier des recherches scientifiques fondamentales ou appliquées, sous la présidence du Premier Ministre); une Commission interministérielle de la Politique scientifique (regroupant de hauts fonctionnaires des susdits ministères, pour coordonner l’exécution des décisions prises par leurs chefs) ; et surtout un Conseil National de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (CNRES), chargé de représenter les scientifiques et d’« élaborer une politique scientifique pour la Nation ».[25]


Malgré la générosité de l’État, les rapports de la Commission furent largement critiqués dans les milieux scientifiques : le refinancement leur semblait insuffisant, enfermé dans un carcan législatif ; on déplora l’apparente subordination de la recherche à l’enseignement, la relative opacité qui avait entouré les débats, ainsi que l’accent mis sur la recherche appliquée. Les académies, particulièrement, furent rétives à l’égard de cette Commission. Inspirées par le rôle central que leurs consœurs avaient pris dans le Bloc de l’Est, elles réclamaient à leur tour la régence de la recherche en Belgique, en lieu et place du FNRS et du CNRES. À leurs yeux, le Conseil National de la Recherche et de l’Enseignement supérieur « usurpe une fonction qui devrait revenir aux Académies ».[26] Les académiciens réclamaient a minima une représentation de droit en son sein, tout en s’indignant des projets de réforme des statuts des académies pris sans leur consentement. Désormais, ces institutions prestigieuses seront de plus en plus cantonnées à une fonction essentiellement honorifique.


Les académies étaient donc éliminées du jeu. Mais « Les Caïds », eux, avaient de quoi être contents, particulièrement le recteur Dubuisson. Il avait lui-même joué un rôle prépondérant dans les travaux de la Commission Nationale des Sciences et avait rédigé le rapport final. Quant à la menace d’intervention de l’État, en dépit de la formulation d’une politique scientifique, le discours du roi était resté mesuré : il s’agissait d’« équilibrer l’autonomie de la recherche et la coordination indispensable des efforts » par un « dialogue permanent » entre scientifiques et représentants du monde de l’entreprise.[27] Pour Willems et Dubuisson, ce refinancement constituait même une garantie de l’indépendance de la science vis à-vis du monde économique et politique. Du moins le pensaient-t-ils...



Bibliographie



Le texte original de Virgile Royen peut être trouvé ici : File:À la conquête de la politique scientifique 1.pdf.

Sources


  • Archives de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, Bruxelles, Administration générale, Commissions de l’Académie, Commission mixte de la recherche scientifique.
  • Archives de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, Bruxelles, Administration générale, Commissions de l’Académie, Commission nationale pour l’étude des problèmes que posent à la Belgique et aux territoires d’outre-mer les progrès des sciences et leurs répercussions économiques et sociales.
  • Archives Générales du Royaume, Bruxelles, Fonds Pierre Harmel, Boîte n°368-372.
  • Documents parlementaires, Chambre, session 1967-1968, doc. n°551, 1er février 1968, « Proposition de loi créant un Institut National de la Recherche Scientifique Fondamentale ».
  • Commission nationale pour l’étude des problèmes que posent à la Belgique et aux territoires d’outre-mer les progrès des sciences et leurs répercussions économiques et sociales , Rapports de la Commission nationale pour l’étude des problèmes que posent à la Belgique et aux territoires d’outre-mer les progrès des sciences et leurs répercussions économiques et sociales, Bruxelles, [s.n.], 1959.
  • Un effort national en faveur de la science. Discours prononcés lors de la séance académique tenue le 5 mai 1959 en présence de Sa Majesté le Roi au Palais des Académies, Bruxelles, [s.n.], [1959].
  • Le Soir, 73e année, Mai 1959, Bruxelles.
  • La Libre Belgique, 76e année, Bruxelles, Mai 1959.
  • Dubuisson, M., Mémoires, Liège, Vaillant-Carmanne, 1977.
  • Fox, C. R., Le Château des Belges. Un peuple se retrouve, 3e éd., traduction de Weber E.,Bruxelles, Duculot, 1997.


Littérature


  • Halleux, R. et al., Histoire des sciences en Belgique (1815-2000), t. II, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 2001.
  • Dujardin, V., Pierre Harmel, Bruxelles, Le Cri, 2004.
  • Bertrams, K., Université & Entreprises. Milieux académiques et industriels en Belgique (1880-1970), Bruxelles, Le Cri, 2006.
  • Halleux, R., Xhayet, G., La liberté de chercher. Histoire du Fonds national belge de la recherche scientifique, Liège, Éditions de l’Université de Liège, 2007.
  • Bertrams, K. et al., Pour une histoire de la politique scientifique en Europe (XIXe-XXe siècles) : actes du colloque des 22 et 23 avril 2005 au Palais des Académies, Bruxelles, Académie royale des Sciences, 2007.
  • Pirot, P., « La ‘Commission nationale des sciences’ et l’émergence d’un concept de politique scientifique en Belgique » in Malpangotto, M., Jullien, V., Nicolaidis, E., L’homme au risque de l’infini. Mélanges d’histoire et de philosophie des sciences offerts à Michel Blay, Bruxelles, Brepols, 2013. (Coll. « De Diversis Artibus », t. 93).
  • Pirot, P., La dynastie belge et la science, Thèse de doctorat en histoire, inédit, Université de Liège, année académique 2014-2015.
  • Halleux, R. et al., Tant qu’il y aura des chercheurs, Liège, Luc Pire, 2015.



Notes


  1. Bertrams, K., « De l’initiative privée à la reconversion publique du « système francquiste » : le F.N.R.S. et la coordination de la recherche scientifique en Belgique (1914-1950) », in Bertrams, K., Biémont É., Vanpaemel G., Van Tiggelen B., Pour une histoire de la politique scientifique en Europe (XIXe-XXe siècles) : actes du colloque des 22 et 23 avril 2005 au Palais des Académies, Bruxelles, Académie royale des Sciences, 2007, pp. 51-75.
  2. Fox, C. R., Le Château des Belges. Un peuple se retrouve, 3e éd., traduction de Weber E., Bruxelles, Duculot, 1997, p. 57.
  3. Dubuisson, M., Mémoires, Liège, Vaillant-Carmanne, 1977, p. 441.
  4. Cité d’après Fox, C. R., Le Château des Belges, 1997, p. 111.
  5. AGR, Bruxelles, Fonds Pierre Harmel, 372, Harmel P., [Bruxelles], à Eyskens G., [Bruxelles], 1er décembre 1958.
  6. André Molitor (1911-2005), avocat, professeur à la Faculté de Droit de l’Université Catholique de Louvain (1949), fut successivement chef de cabinet à l’Instruction publique (1950-1954), secrétaire général du Conseil National de la Politique Scientifique (1959-1961) et chef de cabinet du roi Baudouin (1961-1977). Il fut rédacteur en chef des périodiques démocrates-chrétiens La Cité chrétienne et La Revue Nouvelle. Jadoulle, Jean-Louis, Chrétiens modernes. L’engagement des intellectuels catholiques « progressistes » belges de 1945 à 1958, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2003, p. 324.
  7. Citation reprise dans Bertrams, K., Universités & entreprises. Milieux académiques et industriels en Belgique (1880-1970), Bruxelles, Le Cri, 2006, p. 165.
  8. Delchevalerie, J., « Postface : Le Recteur Dubuisson et son œuvre (Juillet 1957) » in Dubuisson M., Mémoires, 1977, p. 484.
  9. Delchevalerie, J., « Postface : Le Recteur Dubuisson et son œuvre (Juillet 1957) » in Dubuisson, M., Mémoires, Liège, 1977, p. 485.
  10. Delchevalerie, J., « Postface : Le Recteur Dubuisson et son œuvre (Juillet 1957) » in Dubuisson, M., Mémoires, 1977, p. 487.
  11. « Rapport introductif de la Commission nationale : Une politique scientifique pour la nation », 28/11/1957, in Commission nationale…, Rapports de la Commission nationale…, Bruxelles, [s.n.], 1959, p. 43.
  12. AGR, Bruxelles, Fonds Pierre Harmel, 370, Ministère des Affaires culturelles, « Note sur l’effort national en faveur d’une politique scientifique », Bruxelles, 19 février 1959.
  13. Cité d’après Halleux R. et al., Tant qu’il y aura des chercheurs, Liège, Luc Pire, 2015, p. 135.
  14. AGR, Bruxelles, Fonds Pierre Harmel, 372, Harmel P., [Bruxelles], à Eyskens G., [Bruxelles], 21 mai 1959. Idem, Harmel P., [Bruxelles], à Eyskens G., [Bruxelles], 1er décembre 1958.
  15. AGR, Bruxelles, Fonds Pierre Harmel, 372, [Ministre des Affaires culturelles], « Compte-rendu de la réunion du mardi 16 décembre 2958 (sic.) », [Bruxelles], 16 décembre 1958.
  16. Dubuisson M., Mémoires, Liège, Vaillant-Carmanne, 1977, p. 441.
  17. AGR, Bruxelles, Fonds Pierre Harmel, 372, Harmel P., [Bruxelles], à Eyskens G., [Bruxelles], 1er décembre 1958.
  18. Le gouverneur Hubert Ansiaux et le vice-gouverneur Franz De Voghel.
  19. AGR, Bruxelles, Fonds Pierre Harmel, 374, [Ministre des Affaires culturelles], « Compte-rendu de la réunion du mardi 16 décembre 2958 (sic.) », [Bruxelles], 16 décembre 1958.
  20. Eyskens, G., « Discours prononcé par M. Gaston Eyskens, Premier Ministre » in Commission nationale…, Rapports de la Commission nationale…, Bruxelles, [s.n.], p. 22.
  21. Eyskens, G., [Discours] in Un effort national en faveur de la science. Discours prononcés lors de la séance académique tenue le 5 mai 1959 en présence de Sa Majesté le Roi au Palais des Académies, Bruxelles, [s.n.], [1959], p. 23.
  22. Eyskens, G., « Discours prononcé par M. Gaston Eyskens, Premier Ministre » in Commission nationale…, Rapports de la Commission nationale…, Bruxelles, [s.n.], p. 22.
  23. Bertrams, K., Universités & entreprises. Milieux académiques et industriels en Belgique (1880-1970), Bruxelles, Le Cri, 2006, p. 370.
  24. Commission nationale…, Rapport sur l’organisation de la recherche scientifique en Belgique et sur la politique nationale de recherche, 12 janvier 1959, p. 41.
  25. Commission nationale…, Rapport sur l’organisation de la recherche scientifique en Belgique et sur la politique nationale de recherche, 12 janvier 1959, p. 41.
  26. AARB, Bruxelles, Administration générale, Commissions de l’Académie, Commission nationale…, 3589 (« Rapport stencilé sur l’organisation de la recherche scientifique en Belgique et sur la politique nationale de recherche »), [Lavachery, H.], [Bruxelles], à [s.n.], [s.l.], [s.d.].
  27. Citant le roi Baudouin : A. P., « Un appel du roi et du gouvernement : Un effort national doit être accompli en faveur de la science » in Le Soir, 73e année, n°197, 06/05/1959, p. 2, col. 3.