Dans les coulisses de la science : les femmes savantes et leurs réseaux

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Bertha De Vriese op het Anatomisch Congres te Jena, 1904. Beeldbank Ugent



Jusqu’à la fin du XXe siècle, la science était un domaine exclusivement masculin. En effet, seuls les hommes fréquentaient les académies, cercles, institutions gouvernementales, musées et universités. Les femmes nourrissant des ambitions scientifiques s’intégraient difficilement dans ces institutions — tout comme les autodidactes et les amateurs d’ailleurs. Elles étaient donc exclues de ces réseaux qui symbolisaient ces institutions. C’est pourquoi les femmes scientifiques se sont tournées vers d’autres formes de réseaux, non institutionnalisés, qui étaient donc de nature personnelle et informelle.[1]



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Everard entourée de ses collègues d’étude masculins, dont Jules Bordet. Vers 1892. Source : Archives de l’ULB, Fonds iconographique.
Réseaux scientifiques informels


Outre les institutions scientifiques, il existait également des forums dont l’entrée était libre, tels que les congrès scientifiques.[2] Ces forums permettaient aux femmes de tisser des liens en dehors des institutions. Elles pouvaient y rencontrer des scientifiques institutionnels, voire renommés, au travers d’un entretien en tête-à-tête. Ces entretiens pouvaient leur ouvrir les portes d’autres forums scientifiques non institutionnalisés, tels que les revues et les cercles. Il était préférable, pour elles, de connaître un membre de l’équipe de rédaction pour faire publier un article. De plus, afin d’adhérer au cercle, elles devaient être recommandées par deux membres. Une fois admises dans la revue ou dans le cercle, elles pouvaient allonger leur liste de contacts.


Les études jouaient également un rôle important dans la vie d’une scientifique. En effet, dans un certain nombre de cas, les études suivies posaient les premières pierres d’un réseau scientifique informel. Ainsi, Clémence Everard a mené des recherches en tant qu’assistante médicale avec Jules Bordet. Ils ont travaillé durant un certain temps en étroite collaboration. Ce n’est probablement pas une coïncidence ; ils se sont connus dans les auditoires de l’université. À cette époque, Everard a aussi publié avec Jean Demoor, un de ses compagnons d’études. Ils ont notamment rédigé un article ensemble avec une troisième personne, le botaniste Jean Massart ; Demoor était sans doute le trait d'union entre Everard et Massart. Les deux hommes étaient meilleurs amis. Il s’agit, en résumé, d’un réseau qui s’est développé à la suite des contacts entre étudiants. Ensuite, l’ambitieuse Bertha De Vriesea publié ses premières recherches en tant qu’assistante à l’Université de Gand, en particulier dans les Archives de Biologie. Ce journal a été fondé, entre autres, par Charles Van Bambeke. Il était l’un des camarades de classe de De Vriese. Il paraît donc logique qu’elle ait été la première à évoquer ce lien.



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Illustrations botaniques détaillées de Durand qui exigeaient, outre une attention particulière, une connaissance approfondie de la botanique et de la recherche microscopique.
Diffuseurs scientifiques


Il est frappant de constater que les femmes scientifiques s’occupaient généralement d’une seule phase ou d’un seul volet de la recherche scientifique. Autrement dit, au lieu de mener une étude depuis la collecte de données jusqu’à la publication, de nombreuses femmes se consacraient à une seule facette de l’activité scientifique. Certaines causes possibles étaient le manque d’accès aux revues ou les conventions morales qui empêchaient les femmes de se mettre sur le devant de la scène. L’activité scientifique d’ Hélène Durand en est un bon exemple. Sur les conseils de son père, le botaniste Theophile Durandet de quelques confrères, Durand s’est consacrée aux dessins botaniques. Elle a dédié sa vie aux dessins botaniques pour les articles scientifiques du Jardin botanique national de Belgique et a reproduit les illustrations issues des livres qui étaient trop onéreux pour le Jardin. Elle n’a mené à aucun moment ses propres recherches scientifiques ou publié ses découvertes… Toutefois, elle a obtenu un diplôme universitaire dans le domaine de la botanique. La tâche que Durand s’est assignée en tant que scientifique était de fournir des informations, en tant que « diffuseur ». Grâce à sa collecte d’informations, les scientifiques confirmés pouvaient se mettre au travail.[3]


Afin de partager leur travail avec le reste du monde, les diffuseurs devaient obligatoirement nouer des liens avec des scientifiques qui avaient besoin de leurs services. Ainsi, la botaniste Marie-Ann Libert livra le fruit de ses recherches régionales à Alexandre Lejeune, un botaniste qui avait été chargé par les autorités publiques d’écrire un article sur la flore de la région. Grâce à Lejeune, Libert a fait la connaissance du célèbre botaniste suisse Augustin de Candolle. Ils s’échangeaient des lettres — généralement par le biais de Lejeune — à propos, entre autres, d’espèces de plantes et n’hésitaient pas à se faire des compliments mutuels.


« Professeur sensé et élève appliqué ». Ainsi, la relation entre Lejeune et Libert — et beaucoup d’autres — est décrite dans l’historiographie classique. Cependant, la reconnaissance de la femme scientifique en tant que diffuseur permet d’aborder de tels phénomènes avec plus de nuance et de respect pour le rôle des femmes scientifiques. Il est plus juste de parler d’un échange d’avantages réciproques entre deux scientifiques qui ont des positions sociales différentes. Le scientifique confirmé Lejeune était le collègue scientifique idéal pour Libert, l’autodidacte isolée. En effet, elle pouvait puiser dans ses relations pour correspondre et partager ses recherches avec le reste du monde. D’ailleurs, Lejeune eut la décence de reconnaître le nom de Libert pour cette recherche. De son côté, Lejeune pouvait profiter des années d’expertise de Libert dans une région qui lui était inconnue.


Les réseaux de diffuseurs étaient très flexibles et variés. Ainsi, Fanny Maertens, traductrice de recherches évolutionnistes, entretenait non seulement des relations avec divers naturalistes, dont des auteurs et lecteurs, mais avait également des liens étroits avec d’autres traducteurs et surtout traductrices. Il faut souligner qu’il ne s’agissait pas forcément de traductrices spécialisées dans les travaux portant sur les sciences naturelles. Une conséquence du fait que ces femmes étaient uniquement impliquées dans une phase du travail scientifique était qu’elles pouvaient passer d’un domaine à un autre, même non-scientifique. Maertens traduisait des études scientifiques mais aussi, plus tard, des travaux littéraires anglais et russes. Son réseau a suivi la même dynamique : Maertens avait des contacts, entre autres, avec Dina Logeman-Van der Willligen, traductrice de travaux scandinaves, qui, comme elle, vivait à Gand. Logeman était considérée par tous comme l’ambassadrice de la littérature scandinave en Flandres. Elle connaissait personnellement plusieurs auteurs scandinaves et a reçu de nombreuses demandes de traductions. La relation entre Maertens et Logeman-Van der Willigen était sans doute amicale. Cependant, cette amitié a favorisé la demande de nouvelles traductions. Les deux femmes étaient par ailleurs en contact avec Virginie Loveling, qui a traduit des œuvres néerlandaises et qui, grâce à un de ses proches, reçut des demandes intéressantes de traductions du professeur d’université Paul Fredericq. Maertens était également entrée en contact avec lui grâce à son amie Nica Fredericq.



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Grâce à son amie Marie Oppenheim Errera, Isabelle Gatti De Gamond (à droite) eut accès au réseau des professeurs universitaires progressistes.
Liens d’amitié


Ces réseaux à première vue non-scientifiques étaient intéressants car ils allongeaient souvent la liste de contacts des scientifiques non institutionnalisés. Sciemment… ou non, ce qui était le cas pour l’ambitieuse Bertha De Vriese. Elle a adhéré au mouvement social Reiner Leven à l’Université de Gand. Elle est sûrement entrée en contact avec ce mouvement par l’intermédiaire de son collègue et collaborateur, Adolphe Miele, le célèbre pédiatre philanthrope. Miele était une connaissance du fondateur de Reiner Leven, George Sarton et intime de Edward Anseele. Reiner Leven n’était pas un mouvement scientifique, mais a tout de même permis à De Vriese d’entrer en contact avec Sarton et son épouse, avec d’autres scientifiques tels que Paul Van Oye et Joseph Charles Bequaert ainsi qu’avec différentes étudiantes, dont Vera Tordeur. De cette façon, De Vriese a pu faire partie du réseau de Reiner Leven le plus important, qui était composé de professeurs universitaires gantois, d’artistes progressistes et des faiseurs d’opinions, dont les Loveling, Anseele, Hendrik de Man, Frits van den Berghe et Jozef Vercoullie, dont le fils s’est marié avec De Vriese, ainsi que des scientifiques tels que Julius MacLeod, peut-être aussi sa femme Fanny Maertens et la famille Fredericq.



En d’autres termes, il est ici question d’un réseau complexe de penseurs qui comporte différentes connexions scientifiques. Il est étonnant que De Vriese soit entrée dans le cercle, peu de temps après sa dernière tentative désespérée de prolonger son poste d’assistante qu’elle occupait à la faculté de médecine. Il est possible que son adhésion ait été un coup stratégique afin de conserver son réseau académique à une période durant laquelle elle se voyait définitivement fermer les portes de l’université et d’une carrière de chercheuse.


Les amitiés entre femmes ont également permis d’ouvrir des portes. De cette façon, la pédagogue Isabelle Gatti de Gamond s’est liée d’amitié avec Marie Errera qui n’était autre que la mère du célèbre botaniste Leo Errera. Cette amitié était un ticket d’entrée à l’élite bruxelloise progressiste et libérale qui fréquentait le salon d’Errera. Parmi celle-ci, on comptait de nombreux professeurs de l’Université de Gand. Gatti s’est inspirée de ce réseau pour fonder ses écoles secondaires destinées aux filles.


Une façon encore plus concrète de se créer des réseaux scientifiques était de se lier d’amitié avec les épouses des scientifiques. C’est pourquoi la botaniste Mariette Hannon s’est rapprochée d’Elise Destrée. Grâce à son amie, elle a ainsi pu tirer parti du réseau de son mari, le botaniste Jean-Edouard Bommer et accéder aux collections du Jardin botanique national.



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Hannon en tant qu’hôtesse avec l’ami de la famille James Ensor dans le jardin de la famille.
Le réseau Cupidon


Les réseaux les plus importants étaient surement ceux de nature familiale. Les pères, oncles ou amis ayant une chaire universitaire ou occupant une fonction dans une institution scientifique gouvernementale pouvaient ainsi conduire une femme nourrissant des ambitions scientifiques dans le bastion des hommes par des portes dérobées. Une place de choix était ainsi occupée par la partenaire du scientifique. Il est étonnant -mais pas illogique- de constater que de nombreux étudiants aient rencontré leur future épouse sur les bancs des amphithéâtres. D’autres femmes savantes ont trouvé dans leur cercle d’amis un homme aux intérêts similaires. Ce réseau réunit donc un mélange intéressant entre le privé et le professionnel.


Les maris jouaient souvent un rôle prépondérant dans la carrière scientifique de leur épouse. Grâce à la position institutionnalisée de leur époux, les femmes avaient accès aux personnes et aux choses qui lui étaient auparavant interdites. Elles pouvaient puiser dans un réseau institutionnel et ceci, d’une façon respectable. Elise Destrée est entrée, par l’intermédiaire son mari, en contact avec le directeur du Jardin botanique national, Francois Crépin, qui lui a prolongé son accès à la riche bibliothèque et aux collections du Jardin botanique national. Julius MacLeod a également plaidé auprès de ses collègues rédacteurs pour que son épouse obtienne un espace de publication pour une traduction.


Le travail scientifique des femmes mariées était généralement dans la même lignée que l’activité scientifique du mari. Dans la littérature classique, on parle, au mieux, de « la femme qui assistait son mari dans sa carrière ». En mettant davantage l’accent sur le rôle de la femme érudite, on peut également dire qu’elle a utilisé son mari dans son réseau afin d’atteindre ses propres objectifs. C’était une situation gagnant-gagnant qui profitait aussi au mari. Lorsque Maertens a traduit une étude de Pjotr Kropotkine sur la théorie de l’évolution, MacLeod y a ajouté une préface. Il semblerait qu’il ait agi de la sorte pour des raisons de propagande. Elles ont été magnifiquement répertoriées par un réviseur de la traduction de Maertens : « le fait qu’il (Julius) n’ait pas hésité à associer son nom à cette affaire au service de Kropotkine, nous rend d’autant plus impatients d’attendre la publication du livre de MacLeod sur le naturalisme des sociétés ». Il apparait que Maertens et MacLeod se sont minutieusement construits un réseau de personnes progressistes et ouvertes d’esprit grâce auxquelles ils pouvaient propager leur projet commun, à savoir la théorie de l’évolution de Darwin. Lui, au travers de recherches scientifiques originales et eux, au travers de traductions sciemment choisies.



Bibliographie




Notes

  1. Veuillez noter que les réseaux non institutionnalisés étaient également très importants pour les carrières scientifiques des hommes. Toutefois, au contraire des femmes, ils ne s’appuyaient pas uniquement sur ceux-ci.
  2. Bien que l’affiliation à une université ou à un institut scientifique particulier soit une pratique courante pour les personnes participant à ces forums, il n’était pas nécessaire d’avoir une fonction universitaire permanente. Les femmes scientifiques professionnelles, si elles étaient rattachées à une université, étaient généralement assistantes temporaires ou chefs de groupe.
  3. Le terme « diffuseur » ou « diffuseur culturel » est surtout utilisé dans le cadre de l’activité de la traduction et de la production littéraire. Voir : Petra Broomans (éd.), From Darwin to Weil : Women as Transmitters of Ideas, 2009 et Petra Broomans, Sandra Van Voorst et Karina Smits (red.), Rethinking Cultural Transfer and Transmission: Reflection and New Perspectives, Eelde, 2012.