Les palais des sciences. Les bâtiments universitaires des années 1870

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Source: www.architectuur.ugent.be


Le palais des bêtes… C’est ainsi que les Liégeois désignent le nouvel institut de zoologie. Les critiques au sujet du bâtiment universitaire ne sont pas tendres. Néanmoins, que ce soit les détracteurs ou les défenseurs du projet tous s’accordent sur le fait que l’édifice est majestueux : Un palais des bêtes, peut-être, mais avant tout, un « palais » ! Le laboratoire liégeois n’est pas l’unique construction érigée à cette époque. Les laboratoires édifiés à la fin du dix-neuvième siècle deviennent rapidement le symbole de la modernité et du progrès. Opter pour des bâtiments prestigieux affirme l’ambition des universités d’être les nouvelles places to be pour la recherche scientifique et pour les échanges intellectuels.


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August Kekulé a été formé dans la research school de Justus Liebig.

Les greniers et les remises


Dans les années 1870, les universités belges prennent conscience que l’expérience et la pratique sont essentielles à l’enseignement moderne et à la recherche.[1] Fini, l'époque de l'enseignement pur, ex cathedra ! Les étudiants, les scientifiques et les médecins doivent acquérir les techniques propres aux laboratoires - et pourquoi pas, poursuivre des recherches originales. Ceci a de grandes conséquences sur la manière dont les sciences sont enseignées.


Avant les années 1870, de nombreux professeurs recherchent des fonds pour monter leur propre infrastructure de recherche ou d’enseignement. August Kekulé, originaire d’Allemagne est le premier qui profite d’un financement. Dès 1862, le conseil d’administration de l’université de Gand met à sa disposition un tout nouveau laboratoire pour l’enseignement des techniques de recherche en chimie. Les autres professeurs n’ont apparemment pas autant d’influence que Kékulé. Dans les universités qui sont déjà surpeuplées, il ne reste que quelques pauvres remises et combles. Le professeur louvaniste Louis Henry obtient en 1871 un espace pour installer un modeste laboratoire de chimie. Paulin Ladeuze, recteur dans l'Entre-Deux-Guerre, fait sien les sentiments mitigés de Louis Henry au sujet de cette « verrue, installée dans une des ailes du collège pontifical »[2]. Cependant, Jean-Baptiste Carnoy, collègue d'Henry, a encore moins de chance : il ne peut compter que sur ses fonds propres pour mettre sur pied un laboratoire pour l’enseignement des techniques de microscopie. Le professeur gantois Emile Van Ermengem à la chance de trouver un ancien atelier de menuiserie pour installer son laboratoire de bactériologie. Les enseignants qui ne profitent pas de telles installations sont obligés d’accueillir les étudiants dans des laboratoires de fortune aménagés dans leur habitation privée.

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L’institut Anatomique de Liège avait l’allure d’un palais urbain. Source: Jean Housen sur : Wikimedia Commons.


Les palais comme symbole du progrès


Dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, il devient clair pour les autorités que l'infrastructure est capitale pour les universités belges. Si les établissements veulent se conformer à la loi Delcour (1876), qui oblige d’introduire des exercices pratiques pour les étudiants, il est nécessaire de fournir des fonds. Sous l’impulsion du Premier Ministre Walthère Frère-Orban, le gouvernement attribue, en 1879, 4,5 millions de francs ‘à diviser entre les universités’ et plus particulièrement entre les universités d’État. Pour les institutions libres de Louvain et Bruxelles, le gouvernement ne prévoit aucun budget.


L’Université de Gand, affecte rapidement la totalité du montant. La faculté des sciences de la Voldersstraat déborde de toutes parts. Le Conseil académique décide de construire un nouvel institut moderne, symbole de l'avenir, qui réunirait sous le même toit différentes disciplines scientifiques. Le leitmotiv : il faut remettre le labo au milieu du village. Tant les plans de construction que l’emplacement des bâtiments font l’objet d’une étude poussée. Dans ce but, la grandeur du nouvel institut est au centre des considérations. Pour l’aspect majestueux, l’ancien site surélevé de la Citadelle de Gand semble être une place de choix pour le Conseil académique. Il est cependant abandonné pour des raisons pratiquesn et un site plus central est finalement choisi. En 1890, après huit ans de construction le nouvel institut de la Rue Joseph Plateau est prêt. L’administration de l’université déplore que la construction voisine le quartier ouvrier et insalubre de la Blandijnberg, mais admet néanmoins que l’ensemble du bâtiment donne une impression monumentale. Avec son style néoclassique, il s’inscrit dans la culture antique. La combinaison de matériaux riches – de la pierre calcaire et du granit de France – contribuent à réaliser un authentique palais des sciences qui impressionne tant les occupants que les visiteurs.

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L’institut liégeois de pharmacie est situé dans le jardin botanique universitaire. Source: Le mouvement scientifique.

Le choix effectué par la commission chargée de la construction des bâtiments à Gand de construire un seul bâtiment géant est tout à fait contraire aux options prises à l’Université de Liège. Bénéficiant de la meilleure part du gâteau – presque 3 des 4,5 millions prévus au départ – les possibilités sont bien plus large.[3] Le choix se porte plutôt sur un plan ambitieux comprenant plusieurs structures. En se basant sur le modèle allemand, chaque discipline est logée dans une bâtisse différente. L’Institut Anatomique Auguste Swaen est construit dans la rue de Pitteurs entre 1883 et 1886. Rien n’est laissé au hasard pour que cet institut constitue le fer de lance de la modernité. Les professeurs Auguste Swaen et Félix Putzeys multiplient les voyages d’études dans les plus grands instituts afin de les imiter. Leurs observations sont rassemblées et concrétisées par l’architecte Lambert Noppius. Finalement, leur choix se porte sur une construction néogothique. Ce style architectural inhabituel pour un institut de recherche donne une allure luxueuse à l’ensemble qui concurrence les autres palais néogothiques de la ville récemment rénovés : la poste et le palais du Gouverneur. Une autre institution est construite à cette époque, il s'agit de l’institut d’astrophysique, avec ses trois tours, pour lequel on opte pour un style néo-médiéval. Ces installations se situent dans un espace de choix : la colline de Cointe, au milieu d’un parc luxuriant acheté précédemment par les autorités belges. En 1883, un Institut de botanique et un Institut de pharmacie complètent l’ensemble. Avec son fronton néoclassique soutenu par quatre colonne, ce dernier est tout aussi majestueux que les palais de la faculté des sciences.



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Léon Frédéricq assiste à l’inauguration de l’institut liégeois de Physiologie. Source : Le mouvement scientifique.

Attrait pour les talents


En 1888, l’Institut de Physiologie de Liège surclasse avec ses 1100 mètres carrés, toutes les entreprises de construction précédentes. Il est installé le long de la Place Delcour. Celui-ci fait une grande impression sur les visiteurs de l’université, comme en témoigne un physiologiste français : « L'Institut de physiologie et celui de zoologie sont de véritables palais ».[4] Avec un projet aussi prestigieux, il est possible d’attirer des savants de premier plan. En effet, même avant le commencement des travaux, Liège engage le jeune et ambitieux physiologiste Léon Frédéricq. Cela est d'autant plus facile que celui-ci a été déçu par les décisions du Conseil académique de l'Université de Gand, lequel consacre tout son budget à la faculté des sciences et aux écoles spéciales. Frédéricq, qui se sentait chez lui dans les célèbres stations marines de Roscoff et de Strasbourg, trouve à Liège l'infrastructure moderne dont il a besoin pour ses recherches. En tant que professeur à Liège, il jouit peu à peu d'une réputation internationale pour ses études physiologiques sur les vertébrés. À Gand, en revanche, la recherche en fysiologie ralentit suite au départ du scientifique. Lorsqu'en 1885, le successeur de celui-ci, Jean-Pierre Nuel rejoint également Liège après un refus d'installer un institut moderne à Gand, la recherche gantoise tombe pratiquement à l'arrêt.

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L'Institut de Zoologie de Liège héberge entres autres, des laboratoires, des salles de préparations, un musée et une bibliothèque. Source : Velvet, sur: Wikimedia Commons.


Il va de même pour le professeur de zoologie Edouard van Beneden. Il refuse une offre attrayante de l'Université de Prague et choisit de rester à Liège, à condition que l'université lui mette à disposition un institut de recherche récent et hyper moderne. Celui-ci est construit selon ses plans et ses desiderata. L'imposant institut, inspiré du fameux institut de recherche de Jena (Allemagne), est le couronnement des Instituts Trasenster.[5] Constitué d'une façade monumentale comprenant de trois travées décorées de frontons en pierre bleue et en grès, l'institut domine le quai. Le message n'est pas difficile à comprendre : Liège se place comme hotspot de la biologie expérimentale. Tout au long du mandat de directeur de Van Beneden, l'Institut de Zoologie Edouard Van Beneden gagne une réputation internationale grâce à ses recherches en zoologie marine et en évolution morphologique.


Les Liégois et la presse locale ne manquent pas de faire remarquer les dépenses effectuées par l'université. Le palais le long de la Meuse est, en un mot, magnifique. Peut-être un peu trop pour un passe-temps scientifique ? Le fait que le professeur Van Beneden ait ses quartiers personnels dans le palais fait également jaser. Aux commérages s'ajoutent des protestations plus explicites contre ce gaspillage d'argent, notamment de la part Gazette de Liège.[6] Que ces instituts puissent influer les scientifiques sur le choix de leur université n'a pas la même valeur : les décideurs de l'université et les riverains n'ont pas les mêmes préoccupations.


Louvain et Bruxelles

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La salle de dissection de l'institut bruxellois d'anatomie. Source : Le mouvement scientifique. Auditoire de l'Institut Solvay de Physiologie. Source : Le mouvement scientifique.


L'Université de Louvain assiste avec consternation à ce boom de nouvelles infrastructures. L'université catholique survit depuis 1870 dans les mêmes bâtiments et les financements ne suivent pas. Les professeurs louvanistes voient les sommes allouées aux universités d'État comme une tentative du gouvernement libéral de contrecarrer les activités de l'université catholique.[7] Les recettes propres – issues des frais d'inscription, des collectes auprès des fidèles et des dons généreux – ne permettent pas de participer à la course aux palais des sciences. Néanmoins, l'administration de l'université et les professeurs mettent tout en œuvre pour rénover les infrastructures de recherche et les rendre conformes à la loi de 1876.[8] Pendant cette période, le Rega-Instituut et l'institut de cytologie (d'abord appelé le collège de Villers et ensuite l'Institut Carnoy) sont créés, entre autres. Ces bâtiments sont composés de laboratoires de microscopie et d'embryologie. L'Institut Carnoy est entièrement financé par une levée de fonds et par des donations des professeurs Jean-Baptiste Carnoy et Gustave Verriest. L'institut d'agronomie et de l'école de brasserie sont agrandis et accueillent de nouveaux laboratoires. Toutes ces entreprises sont des rénovations plutôt que des projets de construction à plus grande échelle : les bâtiments anciens sont vétustes comparés aux universités d'État. Toutefois, il arrive que l'Alma mater parvienne à ‘dépasser les aspects matériels pour s'élever d'un point de vue intellectuel'[9]: l'institut de cytologie se développe sous la direction de Carnoy et atteint une renommée internationale.


L'Université libre de Bruxelles a plus de chance.[10] Grâce au soutien de généreux mécènes, entre autres Ernest Solvay (1838-1922) et Raoul Warocqué, le Parc Léopold se transforme à partir de 1891 en Cité Scientifique. Celle-ci est composée d'un Institut de physiologie , d'un Institut de botanique et d'un Institut d’anatomie.


L'académie détrônée


À partir des années 1870, différentes vagues de construction d'imposants palais de sciences commencent et se poursuivent jusqu'au tournant du siècle.[11] Ces constructions majestueuses soutiennent et confirment le prestige des disciplines scientifiques dans le dernier quart du dix-neuvième siècle et l'importance de l'esprit de la recherche en laboratoire.[12] Avec ces infrastructures, les universités se positionnent définitivement comme les lieux de recherche. Les professeurs travaillent surtout au sein des facultés. L'université prend donc la place de l'Académie comme lieu de recherche et de débats : cette dernière est en effet dépourvue de laboratoire de recherche. Alors qu'un avenir florissant s'annonce pour les universités, l'Académie Royale perd la position centrale qu'elle avait dans le paysage de la science belge.



| Pour en savoir plus : La science au sein des universités d’Etat (1817-1830)




Notes

  1. Les universités allemandes, équipées de laboratoires de recherche et d’enseignement, étaient alors considérées comme exemplaires. De nombreux scientifiques belges effectuent des séjours de recherche chez leurs collègues allemands. Ils sont alors prêts à faire entrer leur université dans l’ère de la “révolution des laboratoires”.
  2. Ladeuze, cité dans DEREZ, Mark, TOLLEBEEK, Jo et VANPAEMEL, Geert (éds.), Album van een wetenschappelijke wereld – De Leuvense universiteit omstreeks 1900, Leuven, 2012.
  3. Gand bénéficie de 2.321.000 francs et Liège de 2.750.000 francs.
  4. Lyon Médical, 23 oct 1892, p. 277. Cité dans : Université de Liège. Esquisse historique sur les bâtiments universitaires, p. 23.
  5. En plus des instituts d'astronomie, d'anatomie, de botanique, de pharmacie, de physiologie et de zoologie, les ‘Instituts Trasenster’ comptent deux instituts dédiés à la chimie installés sur le quai Rooseveldt.
  6. "Un palais des bêtes", La Gazette de Liège, 1-2 mars 1886.
  7. En 25 ans, les dotations annuelles des universités d'État ont doublé et l'allocation pour les ressources matérielles a quadruplée.
  8. L'augmentation du nombre d'étudiants rend l'extension du site inévitable.
  9. Cité dans : DEREZ, Mark, “De universiteit omstreeks 1900 in een fotoalbum”, dans : DEREZ, Mark, TOLLEBEEK, Jo et VANPAEMEL, Geert (éd.), Album van een wetenschappelijke wereld – De Leuvense universiteit omstreeks 1900, Leuven, 2012, p. 51.
  10. En terme de revenus l'université de Bruxelles est dans la même situation que celle de Louvain : elle n'a pas de personalité juridique et sa ville d'accueil ne peut pas allouer de grosses sommes pour construire les équipements.
  11. Une nouvelle vague de construction démarre dans les années 1880-1890, et est à l'origine de la construction d'instituts de bactériologie dans toutes les universités.
  12. VANPAEMEL, Geert, Wetenschap als roeping. Een geschiedenis van de Leuvense faculteit voor wetenschappen, p. 69.


Références

  • CULOT, Édith, "L’Institut de Zoologie", in : Carnets du patrimoine, n° 47 (Le patrimoine de l’Université de Liège),‎ 2008.
  • DE BONT, Raf , Darwins kleinkinderen. De evolutieleer in België, 1865-1945, Nijmegen, 2008.
  • HAMOIR, Gabriel, La révolution évolutionniste en Belgique: du fixiste Pierre-Joseph Van Beneden à son fils darwiniste Edouard, Liège, 2002.
  • HALLEUX, Robert, “Naar de kern van het leven: de biologie”, in Robert Halleux, Geert Vanpaemel, Jan Vandersmissen en Andrée Despy-Meyer (éds.), Histoire des sciences en Belgique, 1815-2000, Bruxelles : Dexia/La Renaissance du livre, 2001, vol. 1,, p. 289-304.
  • DESPY-MEYER, Andrée, "Instellingen en netwerken", in Robert Halleux, Geert Vanpaemel, Jan Vandersmissen en Andrée Despy-Meyer (éds.), Histoire des sciences en Belgique, 1815-2000, Bruxelles : Dexia/La Renaissance du livre, 2001, vol. 1,, p. 71.
  • LANGENDRIES, Elienne et SIMON-VANDERMEERSCH, Anne-Marie, 175 jaar Universiteit Gent – Ghent University 1817-1992, Gent, 1992.
  • 150 jaar ingenieursopleiding aan de Rijksuniversiteit Gent, Gent, 1986.
  • COLLIGNON, A., "A l’origine des grands Instituts universitaires liégeois: le vieux “Quartier de Bêche”", in: Revue médicale de Liège, 41 (1986), p. 755-775.
  • GABRIEL, G., "L’extension de l’Université sur la rive droite à la fin du 19è siècle", in: Revue médicale de Liège, 41 (1986), p. 776-778.
  • GODEAUX J., "Cent ans de biologie marine et d’océanographie biologique à l’Institut de Zoologie Edouard Van Beneden", in Revue médicale de Liège, 41 (1986), p. 786-789.
  • BRAUMAN, Annick et DEMANET, Marie, Le zoo, la cité scientifique et la ville, Brussel, 1985.
  • FLORKIN, Marcel, "L'Etat belge contre Van Beneden", in Chronique de l'Université de Liège, Luik, 1967, p. 377-386.
  • Le mouvement scientifique en Belgique 1830-1905, volume 1, Luik, 1907.
  • Université de Liège. Esquisse historique sur les bâtiments universitaires, Luik, 1892.