Ce sont surtout des mauvaises nouvelles qui nous sont parvenus ces dernières années de la Grande barrière de corail, la plus grande structure corallienne au monde. Le réchauffement climatique et la pollution par les plastiques menacent la survie de ce superbe mais très fragile écosystème. Ils mettent aussi en danger l'extraordinaire diversité de cette zone naturelle, avec ses centaines d'espèces de coraux et ses milliers d'espèces de poissons et de mollusques. En un demi-siècle, l'état du récif a malheureusement fortement évolué. C'est en effet une structure naturelle quasi intacte qu'il y a cinquante ans une équipe de chercheurs belges, menée par le professeur liégeois Marcel Dubuisson, avait découverte dans les eaux australiennes. C'était alors la première fois que des scientifiques pénétraient dans ce monde sous-marin à couper le souffle.
Une passion pour la mer
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Image satellite de la Grande barrière de corail à hauteur de Queensland. Source : NASA, via Wikimedia Commons.
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Pour le professeur Marcel Dubuisson, la mer a depuis toujours été une véritable histoire d'amour. Déjà lorsqu'il était jeune chercheur à l'Université de Gand, il passait son temps dans diverses stations marines. Il séjourna entre autres dans la station franco-belge de Wimereux, dans le nord de la France, ainsi que dans la station bien connue de Banyuls-sur-Mer, où il effectuait des recherches sur les muscles cardiaques des invertébrés marins. En 1930, il fut quelque temps associé en tant que C.R.B Advanced Fellow au prestigieux laboratoire de biologie marine de Woods-Hole au Massachusetts. Mais c'est en 1946, alors qu'il était professeur invité à l'Université d'Alger, qu'il effectua ses premières observations sous-marines en tenue de plongée. Quelques années plus tard, il s'embarqua dans une aventure encore plus ambitieuse, en descendant à 2600 mètres de profondeur à bord du bathyscaphe FNRS III, un sous-marin destiné à la recherche scientifique en eaux profondes, dont le premier modèle avait été mis au point en Belgique dans les années 1940. [1]
En tant que professeur et recteur de l'Université de Liège, Dubuisson dirigea la recherche en biologie au sein de son université dans la direction de la recherche sous-marine. Il fit ainsi suite à une longue tradition liégeoise, qui avait commencé avec Edouard van Beneden. En 1962, Dubuisson fut l'initiateur de la fondation d'un impressionnant aquarium-musée au sein de l'Institut de Zoologie Edouard Van Beneden - Université Liège de l'université liégeoise. Parallèlement à cela, il fut aussi le fondateur de la station océanographique STARESO, située à Calvi, en Corse.
Dans le sillage de James Cook
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Le professeur Marcel Dubuisson, liégeois mais né à Oslene, cultivait une passion pour la biologie marine. Source: Liber Mémorialis, Luik, 1967.
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Le zoologiste ambitieux n'en était donc pas à son coup d'essai lorsque, dans les années 1960, il mit sur pied une expédition à destination de la Grande barrière de corail. C'est surtout sa fascination pour les coraux, ou plus précisément pour les Madrépores, qui le mit sur la voie des eaux australiennes. La Grande barrière de corail, la plus grande structure vivante au monde, était alors un territoire relativement mal connu, avec ses 2600 kilomètres de long et ses 350.000 kilomètres carrés de surface. Il n'y avait à cette époque aucune carte complète de la région, et de nombreuses zones restaient mal ou pas du tout cartographiées. La recherche scientifique à propos de cette région avait à peine commencé.
C'est le découvreur James Cook qui fut le premier à accoster sur l'immense récif corallien, bien que ce fût au départ accidentel et que son bateau s'en trouvât endommagé. Au cours d'un voyage d'exploration en 1770, son navire toucha le banc de corail, occasionnant ainsi de lourds dommages. Il fallut ensuite attendre plus de 150 ans pour que la Grande barrière de corail devint un objet d'intérêt pour les scientifiques. En 1928, le zoologiste britannique Sir Charles Maurice Yonge séjourna treize mois dans la région avec son équipe. Le groupe de onze scientifiques étudiait entre autres choses la relation entre le corail et les bivalves, dont le spectaculaire bénitier.
Des scientifiques sous l'eau
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Les Faviidae vivent surtout dans les eaux côtières australiennes. Source: Domaine public, via Wikimedia Commons.
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Dubuisson suivit donc la route tracée par Cook et de Yonge, mais avec une différence fondamentale : au contraire des expéditions précédentes, l'idée du professeur liégeois était que les scientifiques descendissent eux-mêmes sous l'eau afin de récolter des échantillons. L'invention d'un appareil de plongée une dizaine d'années auparavant rendait pour la première fois possible une telle expédition. À la fin du siècle précédent, les scientifiques ne pouvaient que fantasmer de descendre eux-mêmes sous l'eau. La récolte d'organismes marins s'effectuait alors au filet, parfois directement depuis le bateau, d'autres fois à l'aide de tenues de plongée équipées de lourds casques de cuivre peu pratiques. Descendre sous l'eau à l'aide d'un tel équipement était une affaire de spécialiste, et les échantillons ne pouvaient donc être récoltés que par des plongeurs professionnels. Certains scientifiques, comme Pierre van Beneden, se rendaient alors sur les marchés aux poissons pour dénicher des sujets d'étude frais. Quelle que fût la manière dont les chercheurs récoltaient leurs échantillons, les espèces marines ne pouvaient pas être étudiées dans leur milieu naturel. C'est lors des marées basses, lorsque les biologistes partaient à la recherche d'échantillons échoués de la faune et de la flore marine, que les circonstances d'observation étaient les plus proches de l'étude en milieu naturel.
Lorsque Dubuisson rassembla son équipe au printemps de l'année 1967, il requit donc de ses coéquipiers qu'ils possédassent un brevet de plongée. Les candidats provenaient de diverses universités belges. Le FNRS injecta dans le projet 3,5 millions de francs belges, et le reste du financement fut apporté par le Centre belge pour l'océanographie, qui avait été fondé par Dubuisson. L'équipe reçut du ministère de la Défense le navire démilitarisé 'De Moor', avec ses septante marins. Un tel équipage, s'il peut paraître excessif au premier abord, était vraiment nécessaire : les eaux de la Grande barrière de corail étaient (et sont toujours) traîtres, et beaucoup de bateaux y avaient déjà rencontré de graves problèmes. Aucune méthode efficace n'était alors connue pour se faufiler entre les récifs coralliens, si difficiles à repérer. On s'aidait de lunettes polarisées, avec lesquelles les récifs pouvaient parfois être repérés. Parallèlement à la récolte des échantillons, des photographies devaient aussi être prises et, pour la première fois, des vidéos devaient aussi être tournées. Dubuisson avait en effet reçut commande de pas moins de dix films de la part du ministère de l' Éducation.
Un point de convergence pour les chercheurs de tous les pays
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Un squelette de corail fungia à l'aquarium-museum de Liège. Source : Motty, via Wikimedia Commons.
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Le 4 avril 1967, le 'De Moor' fit voile vers l'équateur. Fin juin, il atteignit les eaux australiennes et put entamer la véritable mission de recherche. La carte du récif fut découpée en zones, et chacune d'elles fut explorée pendant deux semaines.[2] L'équipe de Dubuisson fut aidée dans cette entreprise par le 'Careelah', un navire australien. Au total, les chercheurs n'effectuèrent pas moins de 800 plongées, au cours desquelles ils furent en mesure d'observer les organismes marins et de récolter des échantillons. L'usage d'hameçons leur permit de ramener de nombreux coraux. L'équipe procéda aussi à douze forages dans le fond océanique, afin de récolter des carottes géologiques, un travail long et minutieux. De très nombreuses photographies et vidéos furent rapportées de l'expédition.
Le navire De Moor constitua durant son séjour de cinq mois dans les eaux côtières de l'Australie du nord-ouest un point de convergences pour les savants de tous les pays. De nombreux scientifiques étrangers, parmi lesquels des Australiens, furent invités à bord pour de courts séjours de recherche. Même Sir Yonge, qui n'avait plus contemplé les récifs coralliens depuis son expédition de 1929, fit une visite sur le bateau. L'équipe de Dubuisson effectua aussi un séjour de recherche à la station biologique de l'île Héron, la seule qui existait alors sur la Grand barrière de corail.
Une riche collection d'échantillons
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L'Institut de Zoologie Edouard Van Beneden à Liège héberge aujourd'hui encore les échantillons ramenés par l'expédition de Dubuisson. Source: Velvet, sur: Wikimedia Commons.
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Les échantillons ramenés par l'expédition étaient très nombreux. Sur base de l'impressionnant matériel vidéo capturé par l'équipe, le réalisateur Gérard Corbiau créa en 1969 un documentaire intitulé La Grande Barrière du Corail, dont le succès fut international. [3] Les 671 spécimens récoltés, parmi lesquels plus de 500 coraux, furent confiés à l'Aquarium-museum que Dubuisson venait tout juste de créer. L'arrivée de ces échantillons fut plus que bienvenue, et la collection de coraux de l'Université de Liège passa au premier rang mondial. Tout le matériel récolté – aussi bien les échantillons que les autres types de données – alimentèrent la recherche pendant des décennies, produisant dans leur sillage d'innombrables travaux scientifiques. [4]
En 1972, 400 squelettes de coraux furent choisis pour être exposés au public de manière permanente, dans une salle séparée de l'Institut, la 'Salle des Madrépores'. En 2014, ces fragiles pièces de collection furent transférées dans l' aquarium lui-même, où elles peuvent aujourd'hui être contemplées dans la salle 'Requins et récifs coralliens', à côté des spécimens vivants.
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