En 2015, La Royal Society de Londres a célèbré la 350ème année d'existence de sa revue. Fierté légitime : les Philosophical Transactions, dont le premier numéro fut publié le 6 mars 1665, est la plus ancienne revue scientifique encore existante. Elle connut rapidement un succès international et fut imitée dans de nombreux pays. Sur le territoire "belge", il fallut plus de temps pour que des projets d'envergure similaires voient le jour. La plus ancienne revue nationale est de ce fait plus récente: 190 ans figurent au compteur de la Correspondance mathématique et fysique. Mais la brève histoire de cette première revue scientifique belge est au moins aussi mouvementée que celle de son célèbre modèle britannique.
La République des savants
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Le mathématicien Adolphe Quetelet plaidait en faveur d'une revue nationale consacrée aux sciences.
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L'astronome-mathématicien Adolphe Quetelet fut le premier à ressentir la nécessité d'une revue consacrée en particulier aux sciences naturelles, aux mathématiques et à la physique. Il estimait que ces disciplines étaient sous-estimées en Belgique. Il espérait aussi qu'une telle revue renforcerait les liens entre les chercheurs belges (des Pays-Bas du Sud), et rêvait d’une «République des Sciences». Selon lui, les savants belges, les «illustres amis des sciences», étaient en effet désespérément divisés.
Bien sûr, il existait déjà des revues qui traitaient des sciences dans leurs chroniques, telles que les Mémoires de l'Académie de Bruxelles, les Annales Belgique des Sciences, Arts et Littérature et le Messager des Sciences et des Arts. Mais les sciences physiques n'y avaient aucune exclusivité. Le seul périodique qui y était exclusivement consacré, les Annales générales de Sciences physiques, malgré le nom ronflant de ses fondateurs - Jean-Baptiste Van Mons, Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent et Pierre Drapiez n'avais pas tellement de succes. En 1822, trois ans après sa fondation, le périodique cessa de paraître.
Quetelet fit part de son plan à son collègue et maître, le professeur gantois Jean Garnier. Le choix de ce mathématicien d'origine française n’était pas dû au hasard. Quelques années plus tôt, Garnier avait été le co-fondateur des Annales Belgique . Il avait donc de l'expérience en matière d'édition de périodiques. En outre, Garnier avait des connections dans le milieu scientifique national et international, élément pour le moins important lorsqu'il s'agissait de trouver des auteurs pour les rubriques de la revue.
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Le professeur de mathématiques Jean Garnier avait de l’expérience en matière de publication de revues'
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La Correspondance Mathématique et Fysique
En 1825, le sort en était jeté: les deux hommes lancèrent leur nouveau bulletin des sciences sous le nom de Correspondance mathémathique et fysique. Comme son nom l'indique, la revue devait se consacrer aux mathématiques et à la physique. Les sciences connexes, telles que l'astronomie, la météorologie et les statistiques devaient également y tenir une place importante. Garnier plaida pour que la revue s'ouvre aussi à d'autres disciplines, comme la biologie et les autres sciences naturelles. Mais il se heurta à un Quetelet exaspéré. La chimie, cela pouvait encore passer, mais en ce qui concernait l'histoire naturelle, c'en était trop. Le magazine n’avait pas besoin de s'enliser dans des études sur « la pomologie, la poirologie et autres confitures semblables. »[1]
L'affaire était close. En mars 1825, la première édition de la Correspondance sortit de presse.[2] La revue vouait une attention particulière aux problèmes mathématiques auxquels les lecteurs étaient invités à apporter une réponse adéquate. Des études scientifiques, des mémoires et des recensions d'ouvrages scientifiques remplissaient les pages restantes. Six numéros devaient encore paraître cette même année, leur ensemble formant le premier volume de la série.
«Notre enfant gâté»
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Le premier numéro de la Correspondance.
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Il y avait à cette époque une centaine d'abonnés ayant souscrit à la revue pour le prix de sept florins par an. Leur nom était mentionné au début du périodique. L’ Académie Royale de Bruxelles était représentée par Gaspard Pagani, Germinal Dandelin et Jacobus Utenhoven. En outre, la liste contenait des souscripteurs issus des six universités d'Etat, comme le professeur de chimie liégeois Jean Delvaux, les étudiants gantois en sciences Daniel Mareška et Pierre Verhulst et le louvaniste De Reiffenberg. Des enseignants du secondaire, parmi lesquels Alexis Timmermans ainsi que des amateurs intéressés par la science, s'abonnèrent également à la revue. Quetelet avait obtenu du gouvernement de La Haye que celui-ci souscrive à vingt exemplaires de la revue.
Malgré les nombreux témoignages d'estime venus de l'étranger, de la part de revues scientifiques et de chercheurs, la liste des abonnés demeurait somme toute assez maigre. Le recrutement ne s'avérait pas une sinécure, au grand désespoir de Quetelet. De même, le droit de publier dans la revue, réservé aux abonnés, n’avait pas suscité l'afflux souhaité. À la fin de 1825 le nombre d'abonnés était monté à trois cents, dont, entre autres : Mons, Jean-Baptiste van (1765-1842)| Jean-Baptiste Van Mons]], Jean François Lemaire, Guillaume Jacques Crahay et Joseph Plateau. Ce dernier réserva souvent la primeur du résultat de ses importantes recherches à son fidèle correspondant Quetelet.
Malgré une augmentation constante du nombre d'abonnements, les revenus pouvaient à peine couvrir le coût du premier volume. La deuxième année greva profondément le budget. La situation financière précaire fit surgir des tensions latentes et de la méfiance entre les deux éditeurs. Comme Garnier vivait à Gand, où la revue était imprimée, il prenait une part plus active à la rédaction. Quetelet soupçonnait son partenaire de ne pas accomplir ses tâches avec tout le sérieux nécessaire. A plusieurs reprises, des abonnés se plaignirent de ne pas avoir reçu leur exemplaire. En outre, selon son ancien élève, Garnier avait l'habitude de déterminer unilatéralement ce qui devait paraître dans la revue, sans en informer son co-éditeur. Le fait que Garnier se soit fait une spécialité de s'attaquer dans la Correspondance aux démonstrations mathématiques de Quetelet, ne fit que renforcer l'agacement de ce dernier face à cette attitude.
Plus fondamentales étaient les divergences d'opinions sur la direction que la revue devait prendre. Selon Garnier, la Correspondance devait être avant tout un périodique national destiné non seulement aux scientifiques mais aussi aux écoliers, aux étudiants et aux enseignants. Les ambitions de son élève allaient au-delà : la Correspondance dont rêvait Quetelet était une plateforme trépidante pour les chercheurs de divers pays. Comme Henry Oldenburg, l'éditeur de Philosophical Transactions un siècle plus tôt, Quetelet avait de nombreuses relations : il disposait d'un énorme réseau de correspondants dans tous les coins de l'Europe. Cependant, la conception de Quetelet ne rencontra pas la faveur de Garnier.
En avril 1826, les deux hommes durent prendre une décision difficile : Quetelet devint le seul rédacteur. Bien qu'il ait offert le poste de rédacteur à Garnier, il était clair que l'astronome ne voulait pas abandonner « son enfant gâté », comme il appelait affectueusement la revue. Garnier se retira, mais continua à collaborer activement. La revue devait désormais être imprimée à Bruxelles.[3]
La reprise ne put empêcher la chute libre de la revue et une perte massive des inscriptions parmi les étudiants et les écoliers. Quetelet eut des mots amers sur ce qu'il ressentit comme une perte de soutien de la part de la communauté scientifique belge. La revue n'était pratiquement plus composée que de contributions de chercheurs étrangers – certes de grands noms comme Alexander von Humboldt et André-Marie Ampère. La revue ne fut pas publiée en 1833 ni en 1834, et lorsque le volume 8 parut en 1935, le rédacteur était exténué. En 1836, il remit la direction de la revue aux mains de la maison d'édition Société Hauman, Catoir et Cie. Quetelet s'engageait pour sa part à trouver des articles pour remplir la revue. Pendant un certain temps, la situation s'avéra à nouveau favorable. Le nombre d'abonnés se remit à augmenter et la revue acquit une solide réputation dans le pays et à l'étranger. La décision prise par l'éditeur Hauman de mettre fin à l’impression de la Correspondance en 1839 était donc difficile à comprendre.
Après la Correspondance
Suite à la disparition de la Correspondance, une carence se fit ressentir dans le monde scientifique. En 1874, Paul Mansion et Eugène Catalan décidèrent de créer une suite à la revue de Garnier et Quetelet. La Nouvelle Correspondance Mathématique vécut plus longtemps que son illustre prédécesseur. En 1880, elle changea de nom pour devenir Mathesis , et parut encore jusqu'en 1964.[4]
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